Le sabre et le faucon
Halyane à sa fille Elerina, à Azula
Cela fait maintenant deux décades que les vendanges ont officiellement commencé à Mesmeya. Tes habituels partenaires commerciaux nous font déjà savoir que cette année sera grandiose tant en quantité qu’en qualité de raisin. Les premières offres me sont parvenues ce matin et j’attendrai ton retour pour te les présenter, même si le scénario sera le même que les autres années : tant que la bouteille n’est pas sur la table, notre prix devra être le leur !
À chaque fois, c’est la même chose. Ces vautours du Yenara de Darnar n’ont pas leur pareil pour nous faire savoir que ce sont eux qui auront le dernier mot. Du moins, c’est ce qu’ils pensent. Grâce à la politique agricole des Elfes, en Eohnis, les premiers arrivés ne sont pas forcément les mieux servis. Quoi qu’il en soit, nous devrions pouvoir tirer notre épingle du jeu comme il faut.
Je sais que ton affaire te tient très à cœur et je suis toujours ravie d’y contribuer. Seulement, n’oublie pas que tout ceci me prend beaucoup de temps en ton absence et que j’ai également des devoirs au sein de ma guilde. Les Gardiens du Livre des Embruns ont aussi un agenda chargé.
La semaine prochaine, je serai à Karka-Haven pour y rencontrer un capitaine afin de retranscrire son témoignage. Il paraît qu’il a accompli le premier tour complet d’Hyre sans escale. Je n’y crois que peu, car théoriquement, le Benilatae aurait dû avoir raison de lui, ainsi que de son navire.
J’espère que tu as bien reçu mon présent pour ton anniversaire. Il provient des forges de Nihem et a été orné par Saeley, la même qui avait fabriqué le diadème que ton père et toi m’aviez offert. J’espère également que Zefyr va bien et que ton passage en Edorh aura été utile pour lui comme pour toi.
Prends soin de toi et n’oublie pas de m’avertir lorsque tes affaires seront terminées, je réunirai nos plus fidèles clients afin de préparer le terrain avec eux.
Elerina à sa mère Halyane, à Karka-Haven
J’ai hésité à t’écrire à Ahyl, mais le messager m’a assuré qu’il connaissait très bien la capitale de la Persicante, alors j’espère que cette lettre ne te sera pas remise trop tardivement.
J’ai pu croiser des travailleurs qui ont œuvré cet été dans les vignes de Mesmeya. Leur avis était également aussi encourageant que ceux que tu as recueillis concernant le cru de cette année. Je suis impatiente de rencontrer tout le joli monde de Darnar pour lancer de nouvelles négociations. Si cette année nous est fructueuse, au sens propre comme figuré, cela devrait me permettre de pouvoir engager un assistant qui te libèrera des tâches qui pèsent lourd dans ton calendrier.
Pour ton histoire du capitaine qui a réussi un tour d’Hyre, je n’y crois également pas trop. À la limite, il est peut-être passé entre Vyhten et Arrlys, et encore… Tu me diras ce qu’il en est. En tout cas, j’ai posé la question à l’équipage qui transporte ma cargaison, tous ont ri de bon cœur quand je leur ai annoncé « l’exploit » que tu t’apprêtais à retranscrire.
C’est de la pure folie que de m’avoir envoyé un cadeau pareil ! Imagine s’il s’était perdu en chemin. Je ne saurais comment te remercier. Cette lame est sublime tout comme le travail de Saeley. J’ai nommé ce sabre Neordol, en référence au saphir qui orne le pommeau. Zefyr se porte à merveille et il n’a plus aucun stigmate apparent de quand je l’ai récupéré. Les Maîtres Fauconniers d’Edorh m’ont assuré que tout était sur la bonne voie, même s’ils m’ont mis en garde contre le « caractère trempé des gerfauts ».
Quoi qu’il en soit, tout est fin prêt de mon côté. J’embarque demain pour Sharda. D’ici là, tu peux toujours m’écrire à Azula en t’adressant à notre confrère Namaer, il me gardera le courrier.
Halyane à Namaer, pour sa fille Elerina, à Azula.
Il s’avère que le degré d’alcoolisation de ce capitaine a fait entendre raison à tous les suspicieux, moi la première. Mes supérieurs m’ont promis d’être plus vigilants quant à l’attribution de ce genre de témoignage qui nous fait perdre du temps et de l’argent, bien qu’il soit de notre devoir d’écouter chaque récit, dans le doute où ce soit vrai.
Je ne savais pas quand tu rentrerais et je n’avais pas le cœur à laisser le sabre prendre la poussière, par respect pour le travail de Saeley. Ravie que Zefyr se porte mieux.
Quand tu seras à Sharda, n’oublie pas de saluer nos partenaires du Yenara d’Omense. On ne sait jamais, même s’ils ne sont pas trop dans l’exportation de vin, ça peut toujours être bon d’entretenir ses relations un peu partout.
Elerina à sa mère Halyane, à Ahyl
C’est catastrophique !
C’était la première fois que je prenais moi-même la mer pour accompagner ma marchandise jusqu’à bon port, et voilà que nous avons été attaqués par des Lathiens ! L’abordage a été d’une incroyable violence. Ces couards ne semblaient même pas s’acharner pour la cargaison, ils paraissaient simplement vouloir se dégourdir en tuant sauvagement les membres de l’équipage. Je me suis défendue comme j’ai pu, mais ils étaient beaucoup trop expérimentés face à ma frêle technique au combat. Ils ont décimé tous ceux qui avaient assez de courage pour s’opposer fermement à eux, ont ouvert quelques tonneaux de mon vin avant de s’en délecter sous notre regard impuissant. J’étais révoltée. Ils ont tenté de capturer Zefyr, mais comme ils étaient à moitié ivres, ils l’ont laissé s’échapper.
Les Lathiens sont partis et nous ont livrés à notre sort. Nous étions trop peu pour manœuvrer comme il fallait le navire, mais nous avons pu néanmoins atteindre Jarh. Pour ma part, je n’ai pas été blessée, hormis les séquelles psychologiques que ce genre d’évènement crée. J’ai récupéré Zefyr, mais ce voyage à perte va me coûter très cher et cela risque même de mettre fin à mon activité. Pour l’instant, je suis en pleine réflexion.
À l’heure où je t’écris, je suis toujours à Jarh, et je songe y demeurer un moment, le temps pour moi de me remettre de tout ceci et de préparer mon retour. Les autorités ont été prévenues de l’attaque.
Halyane à sa fille Elerina, à Jarh
Ma fille.
J’ai été toute secouée en apprenant ce qui s’est passé et révoltée contre ces gueux de Lathiens. Leur réputation doit être annihilée au plus vite. Je suis rassurée de savoir que tu vas bien. La nouvelle de cet abordage s’est répandue comme une traînée de poudre chez les Gardiens du Livre des Embruns. La recrudescence des attaques lathiennes nous préoccupe de plus en plus, car cela pourrait mettre également à mal notre activité.
Comme tu le sais sans doute, le fait d’avoir accès aux Portails du Continent est un privilège qui risque fortement de nous être retiré par les descendants des Cinevars si nous n’avons plus de raisons d’exercer.
Il y a une jeune recrue qui vient de nous arriver. Apparemment, selon elle, les choses semblent bouger du côté du Royaume et les autorités commencent à se remuer pour aller dans notre sens. Nous n’avons pas pu échanger plus longtemps, mais je lui ai recommandé de t’écrire. Qui sait, en étant sur place, tu pourras certainement t’en rendre compte par toi-même.
Prends soin de toi.
Celia à Elerina, à Jarh
Je vous écris suite aux recommandations de votre mère, afin de vous expliquer la situation que j’ai pu constater en ayant côtoyé les hautes sphères du Royaume. Il apparaît que ce dernier réfléchit sérieusement à la création d’une guilde pour contrer les méfaits des Lathiens. Sa mise en application n’en est encore qu’aux balbutiements, mais ils parlent de recruter aussi bien des Étoiles de Lanmyr que d’anciens pirates repentis. Pour le moment, il n’est pas question d’officialiser tout cela, car nombre d’équipages voudront garder leur indépendance et cela serait très mal vu de les défaire subitement de leur statut.
Je ne sais pas si vous êtes dans l’optique d’appuyer ou même d’œuvrer dans ce sens, mais j’ai souhaité simplement vous transmettre mon soutien dans l’épreuve que vous traversez. Voilà pourquoi je me permets de vous tenir au courant de ce que je sais, en espérant que cela vous rassure.
N’hésitez pas à m’écrire si vous avez des interrogations qui vous viendraient.
Elerina à sa mère Halyane, à Ahyl
Tout d’abord, remercie Celia de ma part. J’ai été très sensible à son message de soutien et les informations qu’elle m’a apportées me sont d’un grand réconfort, car c’est un espoir non négligeable pour mater les Lathiens une bonne fois pour toutes.
Quoi qu’il en soit, j’ai pris ma décision. J’ai estimé les pertes que l’attaque m’a coûtées et le verdict est sans appel : je dois mettre la clé sous la porte. Pour te dire, j’en suis arrivée à songer à vendre Zefyr et Neordol, puisque c’est ce que je possède de plus cher, mais cela pourrait bien ne pas suffire. Et puis à bien y réfléchir, il n’est pas question de m’en séparer, d’autant que ce sont respectivement un don de la nature et un cadeau. Bien sûr, j’ai la possibilité de demander à nos amis et nos partenaires une avance pour relancer mon activité, mais ce que j’ai vécu sur le Lyfydis m’a ouvert les yeux sur de nombreux points. Je suis sans doute faite pour être négociante en vin, mais un autre chemin prometteur s’est présenté à moi.
Depuis trois jours, je fais désormais partie de la marine marchande d’Herelior. J’ai signé un engagement de deux ans et je pars demain faire mes classes dans la cité côtière. Ensuite, j’intègrerai un des groupes d’escortes, maritimes ou terrestres, afin de mener à bien les marchandises comme les personnes jusqu’à destination.
J’imagine la stupeur que cette nouvelle te fera, mais c’est par cette décision que je souhaite matérialiser ma revanche contre l’humiliation que j’ai vécue.
Halyane à sa fille Elerina, à Herelior
Jamais je ne remettrai en question le moindre de tes choix et je respecte ta décision. Cependant, je demeure assez surprise de cette décision soudaine, toi qui souhaitais fermement faire du négoce ton avenir et pouvoir intégrer un Yenara. J’ai mis au courant nos partenaires que tu avais cessé ton activité. Quoi qu’il en soit, j’espère que cette aventure te permettra de t’ouvrir à de nouveaux horizons et de t’épanouir comme tu l’entends.
J’ai pu à nouveau discuter avec Celia. Les choses avancent rapidement, car le Royaume a décidé d’envoyer des émissaires un peu partout. Il se pourrait même qu’ils viennent à Herelior, rencontrer votre état-major afin de leur présenter la proposition, ainsi que les conditions d’admissions pour cette nouvelle guilde.
N’hésite pas à me faire savoir ce qu’il en est, si tu arrives à glaner des informations à ton niveau.
Elerina à sa mère Halyane, à Ahyl
Ils sont venus. Une demi-douzaine de cavaliers, envoyés par le Royaume. Ils ont débarqué dans la cour en plein entraînement et ont réuni nos supérieurs. Leur entrevue a duré toute l’après-midi et lorsqu’ils sont partis, notre commandant nous a immédiatement mis au courant.
Cette guilde devrait se nommer les Loyaux des Embruns. Elle serait rattachée au Royaume, mais des négociations sont en cours pour que l’Ordre se joigne à cette opération afin de sécuriser définitivement le Lyfydis. C’est pour cette raison qu’ils sont venus jusque dans le Meilis.
Concernant leur vision des choses, les capitaines conserveraient une relative indépendance et auraient l’autorisation d’aborder sans sommation tout navire hyrien ou lathien. Ils devraient, en contrepartie, effectuer par moment des missions pour le compte du Royaume, lorsque cela s’avèrera nécessaire.
Cette idée me plait assez, bien que je ne sois encore qu’une simple engagée de la marine. Cependant, comme me l’a confié Celia, il semble en effet que le recrutement se fasse à tous les échelons.
Ah oui, et j’ai enfin reçu la lettre que tu avais envoyée à Namaer. J’étais certaine que ce capitaine avait enjolivé la chose avec son tour d’Hyre. L’alcool n’a vraisemblablement pas dû l’aider.
Halyane à sa fille Elerina, à Herelior
C’est une bonne chose, cette histoire de guilde. Cette nouvelle nous ravit, car ces nouveaux équipages seront éligibles au Livre des Embruns et j’ose croire qu’ils auront de nombreux récits à nous conter. As-tu l’intention de t’engager chez ces Loyaux, une fois tes classes terminées ?
Elerina, à sa mère Halyane, à Ahyl
La question de rentrer dans cette nouvelle guilde est un sujet qui nous anime tous. Certes, l’idée est plaisante, mais certains craignent une oppression permanente ; celle de devoir rendre des comptes aux autorités du Royaume qui n’ont, pour certaines, aucune notion de la navigation. Je n’ai pas encore d’avis tranchés sur le problème.
Finalement, je me dis une chose : qu’elle que soit ma décision, mon sabre à la main droite et mon faucon à la main gauche, je n’ai plus qu’à me soucier de mes deux pieds et savoir où ces derniers me mèneront.