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La Brumoise

La Brumoise

  Renias alluma une bougie posée sur la table de chevet déjà garnie de pots et de fioles aux innombrables contenus. La chambre, envahie par la pénombre du crépuscule, fut de nouveau éclairée par un astre beaucoup moins illustre que le soleil, mais qui avait au moins le mérite de durer une bonne partie de la nuit. L’homme se redressa et resta là, debout et immobile, fixant de ses yeux verts la jeune femme endormie dans le lit devant lui. Il arborait une mine grave et fatiguée ; l’âge y étant pour quelque chose, la situation dans laquelle il s’était retrouvé ne l’aidait pas non plus à conserver son humaine dignité.

  Elle, dans un paisible sommeil et dont le reflet de sa chevelure dorée et son visage d’une grande finesse, était ce qu’il avait de plus précieux. Sa beauté était renommée dans tout le quartier nord de Sehmar-Semia, jusqu’aux demeures des nobles négociants des quais. Après la mort de sa femme, quatorze ans auparavant, Renias avait fait tout son possible pour offrir à sa fille la meilleure vie qui soit. Même s’il jouissait d’une certaine réputation, le médecin avait beaucoup de mal à concilier la pratique de son savoir et l’impact indirect des taxes maritimes sur ses patients, puisque ces derniers étaient, en très grande majorité, des marins ou des convoyeurs fluviaux et souffraient autant des maladies et des blessures que des difficultés à s’acquitter des soins.

  Mais voilà maintenant douze jours que Renias ne dormait presque plus, ne passant ses journées qu’à somnoler, s’alimentant peu tout en veillant sur sa fille. En effet, cette dernière était subitement tombée malade et la totalité des remèdes et soins prodigués avait été inefficace. Son état ne cessait de s’aggraver, si bien qu’elle ne pouvait que demeurer alitée, sous le regard attristé de son père qui espérait qu’un miracle survienne.

  Le médecin fut détourné de ses songes par des bruits de pas sur le parquet qui s’intensifiaient. Un jeune homme entra alors dans la chambre. Il ôta son manteau de fourrure recouvert de neige et s’approcha du médecin qui l’accueillit avec vigueur.

  — Fareyn, enfin te voilà ! J’étais tellement inquiet. As-tu trouvé le livre dont j’ai besoin ?

  — Oui, beau-père. Je m’étais juré de ne pas revenir tant que je n’aurais pas mis la main dessus. Je n’ai pas réussi à convaincre le bibliothécaire en chef, mais je l’ai obtenu en passant par un étudiant de l’Académie, comme vous me l’aviez conseillé. Au retour, le lac Sehmar était complètement gelé et j’ai dû faire le voyage à cheval, par la route est.

  — Tu as pris de grands risques en empruntant ce chemin par ce temps. D’aucuns diraient que ce n’était pas prudent, mais te voilà, et avec le livre. Je suis fier de toi.

  — J’espère simplement qu’il contient ce dont nous avons besoin, déclara le jeune homme en remettant le grimoire à Renias.

  — Je l’espère aussi.

  Fareyn laissa le médecin consulter l’ouvrage et s’approcha de sa bien-aimée. Il prit sa main dans les siennes et remarqua qu’elle était glaciale, alors que lui venait de passer une longue journée à cheval, en plein hiver et avec un vent de face à faire plier un homme.

  Il resta dans cette posture durant plusieurs minutes, n’osant presser son beau-père, aussi méticuleux à consulter les ouvrages qu’à panser des plaies. Il se doutait que les jours de Neida étaient comptés, s’ils ne trouvaient pas de remède à temps. Malgré les nombreux maux du Continent, beaucoup demeuraient inconnus, et la fièvre foudroyante qu’avait subie sa fiancée avait résisté à la plus puissante des potions de Renias. C’est pourquoi il s’était rendu à la capitale Sehmar-Mora, afin de récupérer l’un des derniers espoirs pour tenter un nouveau médicament ; à savoir un vieux livre de médecine qui avait la particularité d’offrir des techniques de préparation d’onguents, longtemps gardées secrètes par les Elfes. Avec ces précieux écrits entre leurs mains, ils pouvaient enfin espérer trouver une solution à cette étrange maladie. Encore fallait-il que Renias identifie ce dont il était question dans cet océan de termes, regroupés sur des centaines de pages usées par le temps, le tout condensé dans cet épais grimoire.

  Au bout d’une interminable heure de déchiffrage, rythmée par le son du froissement des parchemins reliés, Renias se redressa avec un soupir de soulagement.

  — Voilà donc ce qu’il nous fallait. Mais comment ai-je pu l’oublier ?

  Fareyn s’empressa de rejoindre son beau-père et examina par-dessus son épaule le contenu des écrits, à l’endroit où le médecin semblait avoir trouvé la solution.

  — Mais… c’est du Flaelien. Je ne sais pas le lire.

  — Je vais te traduire le passage qui a attiré mon attention. Ça commence ici : « Si, et seulement si l’ensemble des symptômes cités précédemment se manifeste durant une période de moins d’une décade, et si les soins ordinaires n’ont pas ou peu eu d’effet, il est recommandé une infusion à base de Saelaine, de Blanche-épine et de Brumoise. »

  — Formidable ! s’exclama le jeune marchand.

  Mais Renias ne semblait pas partager l’allégresse de son gendre.

  — Hélas, ça risque d’être compliqué pour réunir ces trois ingrédients.

  — Allons, pourquoi dites-vous cela ? De la Saelaine, de la Blanche-épine, ce n’est pas ce qui manque puisqu’on s’en sert aussi pour la teinture des textiles. Quant à la Brumoise, je ne sais pas ce que c’est, mais il doit bien y en avoir dans cette cité !

  Renias se leva mollement et se dirigea vers sa bibliothèque avant d’attraper un nouveau livre à la couverture de cuir. Sa lenteur déconcerta Fareyn qui ne comprenait pas ce qui tracassait le médecin, lui qui venait, semblait-il, de déchiffrer le remède pour guérir sa fille.

  — Mais enfin, expliquez-moi ce qui ne va pas !

  Renias ouvrit le grimoire qui s’avérait être un recueil de botanique bien garni. Il s’arrêta quelques instants sur la Saelaine, discrète graminée orangée qui se trouvait aux abords des sentiers et des champs ; puis sur la Blanche-épine, dont la longue inflorescence jaune pâle lui avait valu ce nom ; et enfin, arriva à la page de la Brumoise. Le croquis montrait une petite pousse aux feuilles fines et virevoltantes et à la tige sommée d’une myriade de minuscules fleurs violettes qui formaient un capitule sphérique.

  — En réalité, j’ai déjà vu cette fleur, annonça Fareyn. Mais je ne savais pas qu’elle s’appelait ainsi.

  Toutes les caractéristiques étaient inscrites sur la seconde page, mais Renias arrêta sa lecture au bout de quelques secondes et poussa un nouveau soupir de désespoir.

  — Qu’y a-t-il ?

  — C’est ce que je craignais. Regarde le dernier paragraphe sur les usages thérapeutiques.

  Fareyn saisit le grimoire et lut à voix basse le contenu dudit passage sur les utilisations de la Brumoise en médecine.

  — « Les décoctions, les infusions et les cataplasmes ne sont effectifs qu’en présence de pétales frais ou parfaitement conservés. Le séchage ou encore le stockage dans de l’alcool atténue, voire neutralise la majorité des effets curatifs. »

  Fareyn ne comprenait toujours pas ce qui gênait son beau-père.

  — Maintenant, lis la partie sur la distribution géographique, conseilla le médecin.

  Le jeune marchand s’exécuta.

  — « La Brumoise du Royaume est endémique du sud du Sehdin et de sa proche périphérie. La Brumoise des Terres est présente dans tout le nord du Taneris. On la surnomme la Dame d’Ostos, car elle est rare et fragile, pionnière de la floraison printanière dès que les tourbières et les marais commencent à se réchauffer et à dégeler. Pousse sur les berges ou les talus non loin des eaux stagnantes. La durée de conservation dépend du moment où la plante est prélevée, car elle supporte paradoxalement mal le froid dès lors qu’elle est fleurie. Les premiers spécimens de l’année survivent rarement plus de trois jours après cueillette, alors que les plus tardifs peuvent résister jusqu’à un mois, une fois séparés de la terre. »

  — Nous sommes en Astir de Tancos, rappela Renias. Avant-dernière décade avant la nouvelle année. La neige ne cesse de tomber depuis des jours, il semble faire de plus en plus froid chaque heure, et notre unique espoir de sauver ma fille est de lui trouver la seule plante qui soit trop forte pour fleurir en premier, mais trop fragile pour ne pas supporter d’être cueillie.

  Le médecin posa sa tête sur ses mains et commença à sangloter.

  — Jamais elle ne tiendra jusqu’à la période de floraison…

  Fareyn ne sembla pas de son avis et paraissait déterminé à se battre jusqu’au bout pour sa bien-aimée.

  — Allons, beau-père, ne vous laissez pas abattre de la sorte. Tout n’est pas encore perdu. Il fait bien froid, certes, mais cela ne veut pas dire pour autant que la Brumoise n’a pas commencé à fleurir. Laissez-moi partir dans le Sehdin. Je pourrai y être demain matin si je chevauche toute la nuit. Je trouverai la Brumoise et vous la rapporterai bien avant que les trois jours fatidiques ne surviennent. Vous avez ma parole.

  Renias était très touché par la vigueur de son gendre, prêt à tout pour Neida, toujours plongée dans son sommeil tourmenté. Le médecin ne dit rien et sortit simplement de la pièce. Fareyn savait qu’il n’osait pas lui dire combien son geste était courageux, mais il avait observé depuis tout ce temps que la fatigue avait atteint l’homme jusque dans sa plus profonde lucidité.

  Il se retourna vers Neida et s’approcha d’elle, caressa sa joue pâle et douce, avant de l’embrasser tendrement, comme s’il voulait absolument apaiser son mal par son amour.

  Renias revint en tenant dans ses mains une petite boîte en bois.

  — Prends ça, dit-il. Je l’utilise lorsque je dois envoyer des médicaments et que je ne peux pas me déplacer. Ça évitera d’abîmer les pétales et les préservera également un peu du froid.

  — Combien en faut-il ?

  — Une fleur suffira.

  Fareyn se détacha de la vision de sa belle, saisit la boîte, et se dirigea vers la porte après avoir revêtu son manteau de fourrure.

  — Merci, souffla-t-il.

  — Bonne chance, murmura Renias.

  Le vent fouettait le visage de Fareyn alors qu’il progressait péniblement dans les tourbières du Termon. Il avait dû laisser son cheval dans une ferme située à la frontière de l’Ejeldin, car le terrain était trop instable pour un équidé. En effet, à perte de vue se mêlaient touradons de Molinie, petits îlots boisés, marécages plus ou moins gelés et zones de végétation rase, qui pouvaient tout autant être un endroit sûr qu’un terrible tremblant où l’on pouvait se retrouver dans l’eau dès qu’on marchait sur le faux plancher à sphaigne. Tout ce paysage était d’un blanc gris, rendant le tableau aussi inerte qu’une nature morte recouverte de poussière.

  La neige avait cessé de tomber quelques heures auparavant, mais le froid se faisait tellement mordant qu’il ne restait plus à Fareyn que ses pensées envers Neida pour avancer. Retrouver une petite fleur violette dans cet univers de glace ne pouvait que relever du véritable miracle. Néanmoins, il continuait à marcher, animé par le désir de sauver son être cher. Il cherchait, entre les deux pans de son foulard lui recouvrant le visage et la tête, le plus insignifiant indice qui révèlerait la présence d’une Brumoise. Depuis le matin qu’il était parvenu dans cette zone hostile du Sehdin, il n’avait pas vu le moindre plant, la moindre pousse, le moindre espoir d’en trouver. Il savait que même en gardant les yeux ouverts, il marchait à l’aveugle et seul le hasard le mènerait vers son but, s’il existait en cet instant.

  Par moment, il s’enfonçait jusqu’aux genoux, sentant la glace pilée par son poids lui mordre ses bottes de cuir qui ne résisteraient pas longtemps aux assauts aquatiques. Fareyn manqua plusieurs fois d’y perdre une de ses chausses, si bien que ses pieds étaient trempés et frigorifiés. Il attrapa la boîte en bois donnée par le médecin, désespérément vide, et remarqua que l’inscription « Renias, Sehmar-Semia » y était gravée. Fareyn commençait à faiblir très sérieusement, d’autant qu’il n’avait pas pris de vivres pour plus d’une journée.

  La nuit arriva rapidement, rendant simplement impossible sa quête florale. Il s’approcha d’un arbre isolé et une fois devant lui, s’affala contre le tronc sans même avoir la force de tenter d’allumer un feu.

  Il ne dormit pas non plus cette nuit-là, hanté par des hallucinations de plus en plus nettes de Neira qui lui souriait dans le ciel sans étoiles. Il commençait à voir distinctement des fleurs violettes un peu partout autour de lui. Il essaya d’en saisir une, mais il happa de l’air. Il revit son visage, du temps où ils s’offraient des escapades sur le lac Sehmar, ou des promenades à l’ombre des remparts de la cité. Ces pensées lui réchauffèrent autant le cœur que l’esprit, et c’est grâce à ce mécanisme de tourmente salutaire qu’il tint jusqu’à l’aube, encore plus froide que la nuit.

  Il se remit en marche, les lèvres collées l’une contre l’autre tout comme son manteau et ses bottes raidies par le gel. Il poursuivit sa route sans relâche, guettant le moindre trou d’eau qui indiquerait la possible présence de Brumoise.

  Soudain, alors qu’il avançait vers ce qu’il avait pris pour un petit étang, il passa entièrement au travers d’une fine couche de sphaigne et il fut complètement immergé dans l’eau glaciale. Fareyn s’extirpa péniblement, le souffle court et bruyant, et s’allongea sur la neige, épuisé par l’effort. Son regard vide discernait au loin un épais brouillard qui avançait lentement vers lui, parcourant le paysage monochrome en faisant fi des obstacles. Toujours allongé, le jeune homme remarqua que ce qu’il avait pris pour un étang était en réalité un lac d’assez grande taille, et qu’il y avait marché dessus depuis plusieurs minutes, jusqu’à arriver à un endroit où la glace n’était plus assez épaisse pour supporter son poids. Il observa la berge et vit un point bleuté au milieu du sol enneigé. Il se redressa légèrement et s’approcha en rampant vers le point bleu qui s’avérait être d’un violet très vif.

  S’il pouvait pleurer, il aurait fondu en larmes, mais le froid empêchait toute manifestation lacrymale. Cependant, Fareyn gémit de soulagement, en caressant délicatement la fleur de Brumoise qui se dressait fièrement devant lui. Son courage et ses forces lui revenaient petit à petit, car il savait que grâce à elle, Neida allait très certainement être sauvée. Il songea également aux trois jours qu’il aurait à partir du moment où il l’extirperait de la terre, pour l’apporter à Renias. Il regarda la brume avancer inexorablement vers lui, et sans plus attendre, saisit la fleur et la mit dans la boîte. Il ne perdit pas une seconde et reprit sa route en direction de là d’où il venait, d’un pas décidé, alors que le brouillard l’envahissait totalement.

  Il ne savait désormais plus depuis combien de temps il marchait. Une heure ? Deux jours ? Une décade ? Malgré ses efforts pour assurer ses pas, il trébucha contre une racine et tomba dans la neige molle. Il se releva péniblement, mais fut soulagé de constater qu’il était sorti de la zone marécageuse même si l’épais nuage l’entourait toujours. Il avançait à l’aveugle et, des forces qui lui restèrent, maudit le climat traître du Sehdin qui faisait tout pour avoir raison de ses espoirs. Il ne sentait plus ses pieds ni ses mains. Bientôt, ses jambes ne répondraient plus, mais à revoir le visage de Neida revenir sans cesse, il était prêt à ramper de nouveau pour arriver jusqu’à son but. L’amour qu’il avait pour elle était ce qui le raccrochait encore à la maîtrise de son corps.

  Chaque pas devenait de plus en plus lourd, de plus en plus long. Il voulut s’assurer que la fleur n’avait pas fané, mais il fut pétrifié en trouvant la poche, censée contenir la boîte, entièrement vide. Il commença à paniquer devant la perte de sa relique, unique espoir d’arracher sa promise aux mains de la mort. Seulement, il avait beau fouiller partout sur et autour de lui, pas de trace de la boîte. Il comprit qu’il l’avait perdu lorsqu’il avait chu en sortant des tourbières. Désorienté et accablé, il tomba de désespoir, demanda pardon à Neida pour avoir failli à sa mission. Celle-ci lui sourit et il s’endormit dans son étreinte rassurante.

  — Papa ! Papa ! Regarde ce que j’ai trouvé près du lac d’oncle Barn !

  — Montre voir… Mais c’est un coffret de prescriptions médicales… « Renias Sehmar-Semia ». Bigre ! Mais c’est au jeune cavalier qu’est venu laisser sa monture il y a deux jours ! Ma parole ! Il a fait tout ça pour une petite Dam’ d’Ostos ! L’a dû se perdre dans le brouillard. Vite ! Préviens ton frère, qu’il prenne le cheval et aille jusqu’à Sehmar-Semia remet’ ça à ce Renias. Ça doit être drôlement important pour qu’il envoie quelqu’un dans l’Termon chercher cette fleur par c’temps. Dès que tu as fini, tu reviens me voir au pas d’course me montrer où tu l’as trouvée. À mon avis l’a dû se perdre ou bien je ne m’appelle pas Jefer.

  L’ombre se déplaçait dans le soleil couchant de cette chaude soirée, le long d’un chemin de terre qui serpentait entre les champs de trèfle et de luzerne. Elle se mouvait lentement, mais avec élégance et légèreté, tel un nuage au gré du vent. L’ombre sortit du sentier, et parcourut les plantations jusqu’à arriver devant une petite mare, où virevoltaient les libellules aux couleurs chatoyantes qui se reflétaient dans le miroir orangé du crépuscule. Elle se pencha et cueillit les quelques fleurs qui se trouvaient autour du bassin naturel, jusqu’à obtenir un généreux bouquet. Elle se redressa, poursuivit son chemin et marcha ainsi, jusqu’aux dernières lueurs du jour. L’ombre, qui était désormais des plus allongées, arriva devant une discrète stèle plantée là, en plein milieu de la nature, à l’orée d’un petit bosquet de hêtres. Elle s’y arrêta et y déposa délicatement le bouquet de Brumoises.

  — Merci, mon amour, murmura Neida, avant de verser une larme qui vint tomber sur une des fleurs violettes.