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La milice

La milice

  Tout n’était pas qu’une question de subtilité dans les propos, lors des débats houleux qui animaient les séances du Parlement du Royaume. Bien que l’art du discours fût un atout non négligeable pour arriver à ses fins, il était hélas à déplorer une utilisation massive de toutes sortes de corruptions. Principalement pécuniaires, elles pouvaient, dans certains cas, donner lieu à des modes de pressions pour le moins convaincantes : enlèvements, menaces, ou simplement quelques voix à persuader ; tout était bon pour s’offrir les « services » des Parlementaires.

  Du haut de son trône, siégeant face aux politiciens pour une raison plus symbolique qu’effective, le Roi Geleher ne pouvait que subir les fustigations croisées que seul le Maître d’instance, debout sur son estrade à côté de lui, pouvait difficilement calmer. Le rôle du Roi avait longtemps été relégué à la simple observation, proposant un avis consultatif selon les souhaits et se portant témoin des résultats des votes pour les décisions les plus importantes. Or, ce jour-là, il avait été sollicité afin de superviser l’adoption d’une loi qui risquait de changer grandement la dynamique du Royaume. Son Royaume.

  Du haut de ses quatre-vingt-six ans, il arborait un habit simple, mais élégant et qui resplendissait dans l’hémicycle. Tout en se frottant sa généreuse barbe blanche, il sondait les Parlementaires un à un en se demandant à chaque fois combien ces derniers pouvaient avoir été payés pour déclamer leurs arguments. Chacune de leurs plaidoiries n’était que la façade d’une idée préconçue, moulée et ficelée de manière habile, commune à leur parti dont ils dépendaient et aussi pertinente que l’utilité apparente du Roi en cet instant.

  Au bout de plusieurs heures de tractations verbales, vint l’heure du tant attendu vote, celui où Geleher devait jouer le rôle de garant du bon déroulement de ce dernier, bien que cette partie du protocole politique n’en fût jamais la plus tumultueuse. Les Parlementaires votaient généralement à main levée, sauf contravis du Maître d’instance qui pouvait exiger l’emploi des bulletins secrets. Il n’en fut rien, ce qui permit aux membres du Parlement de savourer la fin de séance, levée avec le même entrain que les mains délibératives.

  La loi fut acceptée, le texte validé et les Parlementaires remerciés pour cette séance.

  — Monseigneur, adressa le Maître d’instance au roi, veuillez parapher le document afin de certifier de votre présence aujourd’hui.

  — Merci, Maître, souffla Geleher enfin ravi que l’interminable conclave ait pris fin. Je dois vous avouer que j’ai trouvé la séance particulièrement longue et ennuyeuse, aux discours bien trop papillonnants pour un sujet aussi délicat que celui-là.

  Le Maître d’instance tendit alors un parchemin, que Geleher signa à la plume d’une main fluide et précise.

  — Mon roi en conviendra que la présence de la reine à votre place aujourd’hui aurait été de meilleure circonstance.

  Geleher sourit dans sa barbe.

  — Je suis tout à fait d’accord, d’autant qu’elle a largement contribué à l’enrayement des conflits qui avaient germé un peu partout. Nous avons tous craint cette période et malgré la connaissance du risque permanent, nous ne savions quand celle-ci allait arriver.

  — Et il a fallu que ce soit sous votre règne que les choses dégénérassent. Souhaitez-vous que je vous en fasse parvenir une copie ?

  Le roi contempla le Parlement en train de se vider peu à peu, dans un discret brouhaha.

  — Comme vous l’avez dit, la reine est bien plus à l’origine de tout ceci, je pense effectivement qu’elle trouverait une satisfaction significative à la lecture du texte qui vient d’être voté.

  — Je m’occupe de cela au plus vite, Monseigneur. Vous le recevrez dans quelques jours.

  La bougie éclairait subtilement la chambre, faisant danser lentement l’ombre de l’imposant baldaquin où était allongé Geleher. Nortelia, sa femme et reine du Royaume, était accoudée sur son bureau, lisant silencieusement le texte du Parlement. Le roi songeait à divers problèmes autant d’ordre personnel que politique, jusqu’à ce qu’il soit interrompu dans ses pensées.

  — J’aurais besoin d’un éclaircissement, dit la reine.

  — Sur quel sujet ? demanda le roi en se redressant contre un oreiller moelleux.

  — Les termes sur les conditions d’exécution de cette loi me demeurent floues, aussi avancées soient mes connaissances sur la problématique évoquée.

  — Cite-moi ce qui te dérange.

  Nortelia tourna quelques pages et revint en arrière sur son texte, avant de lire :

  — « Concernant l’application des directives suivantes : égalité législative des races dites “hybrides” à savoir “Mithran”, “Aeglen” et “Persican”, enclenchement de sanctions judiciaires identiques en cas d’atteinte auxdites races de quelque gravité et de quelque nature que ce soit et homogénéisation des droits pour tous les résidents du Royaume sans distinction, il a été convenu ce qui suit ; mise en application du présent texte immédiatement après son adoption définitive, sans préavis et sans recours lors d’un mandat ultérieur… »

  — Cela me paraît clair, pourtant.

  — Oui, mais c’est après que je ne comprends pas : « La mise en œuvre et la pérennité exécutive de terrain seront assurées par une nouvelle institution ou guilde, spécialisée dans ce domaine et dont la nature sera définie par l’autorité en exercice ou à l’origine du texte… » Je n’ai jamais demandé à ce qu’il y ait une énième organisation qui s’occupe des intérêts de tous. Nous avons déjà suffisamment affaire avec l’image royale qui se détériore à mesure que tous ces corrompus de politiciens, que nous sommes obligés de côtoyer, se querellent sous notre soi-disant couvert.

  — Je trouve quand même que c’est une bonne idée, cette histoire de guilde, déclara le roi. Après tout, ça offre l’avantage de malléabilité dans la définition de ses missions tout en restant relativement hors de portée de la sphère politique. Et puis, celui ou celle qui en serait à la tête pourrait tout aussi bien arranger nos intérêts si l’occasion se présentait.

  Nortelia soupira en tournant machinalement les pages.

  — « L’autorité en exercice ou à l’origine du texte… », c’est bien ça ? demanda Geleher qui s’était levé.

  — Oui, c’est ce qui est écrit.

  — Et bien ! Il s’agit d’une loi que nous avons initiée par ordonnance signée de ta main et validée par mes soins, par conséquent…

  — Je devrais me retrouver maître de guilde ? Nous n’avons pas le droit de cumuler ces deux titres, tu le sais bien. Qui a soumis cette aberration ? Ils se doutaient que nous ne pourrions pas respecter ce qui est écrit.

  La reine tourna de nouveau quelques pages, avant de pointer du doigt le paragraphe qui l’intéressait. Le roi s’était approché d’elle et lisait en même temps.

  — « En cas d’entrave à l’initiation ou à la pérennité de l’organisation, cette dernière sera prise en charge par le Parlementaire Soxun, qui pourra, dans le cas où l’exercice de ses fonctions ne lui permettrait pas d’assurer un suivi optimal, désigner un successeur. »

  — Soxun… n’est-ce pas lui qui a tenté de lever un nouvel impôt sur les produits issus des artisans Mithrans et Aeglens ?

  — Possible. Mais que diable vient-il chercher dans cette pseudoprise de responsabilité ?

  — Il est farouchement opposé au régime royal actuel. Il respecte le principe monarchique, mais souhaite définitivement annihiler toute décision venant de nous et c’est tout juste s’il accepterait nos positions consultatives.

  — Donc, si j’ai bien compris, le fait d’avoir obligé la création d’une guilde lui permet d’être immédiatement propulsé à sa tête, puisque même en étant prioritaire sur le texte, l’interdiction de cumul de postes nous relègue aux oubliettes là-dessus, pour son plus grand bonheur.

  Geleher réfléchit un moment.

  — Tout n’est peut-être pas perdu. Sans en être les maîtres, il nous faut créer une guilde avant qu’il ne dégaine sa prochaine carte, prenant ainsi le pouvoir sur ce que tu auras mis tant de mal à mettre en place.

  Nortelia passa sa main dans ses longs cheveux bruns tout en marmonnant machinalement.

  — On avait bien besoin de ça. J’escomptais simplement à ce que cette loi soit la fin de tout, mais je vois que ce n’est qu’un autre début. J’ai autre chose à faire qu’à créer des guildes pour corriger les débordements qui vont à l’encontre des textes que je propose au Parlement. Et puis, très honnêtement, entre les Étoiles de Lanmyr, les Loyaux des Embruns, les Réservistes des Avant-Postes et l’ensemble des troupes régulières, on a déjà suffisamment de moyens humains à notre disposition.

  — Il va malheureusement falloir se résoudre à renforcer les effectifs avec de nouveaux arrivants, hélas. Il est vrai que dans l’absolu, je me serais bien passé d’eux.

  — Moi aussi.

  — Quoi qu’il en soit, ils seront les gardiens de ton texte, le bras d’une justice basée sur l’équité entre toutes les races, enrayant les conflits dans tout le Royaume, quitte à en venir à la manière forte.

  — Et quelle est ton idée pour passer outre ?

  Quelque part, dans une ruelle sombre de Sehmar-Mora, deux silhouettes discrètes arpentaient les pavés dans la nuit noire. Le brouillard formait comme une nappe de coton au sol, qui voletait dans les airs à leur passage. L’un d’eux s’arrêta au coin d’une bâtisse et découvrit la capuche de sa cape, faisant apparaître un visage déterminé et souriant. L’homme se tourna vers son accompagnant qui en fit de même. Une jeune Elfe aux traits fins lui tendit une bourse en cuir chichement garnie.

  — On reste sur ce qu’on a défini ? demanda-t-elle.

  — Bien sûr, répondit l’homme.

  — Il ne faudra pas longtemps pour que ça s’agite là-haut, dès lors qu’ils auront découvert les dessous du texte, alors prenez les devants, tels sont les recommandations de mon employeur.

  L’homme acquiesça en récupérant l’argent.

  — C’est aussi de mon intérêt d’entraver cette initiative royale. Les temps où les rois de jadis gouvernaient sans partage doivent être révolus, même si cela passe par une opposition catégorique sur des lois pour lesquelles je demeure totalement indifférent.

  — J’aime à vous entendre dire cela, Soxun. Il en sera ainsi, une fois que vous aurez pris le contrôle de ce groupe et que vous en ferez des mercenaires au service d’un Royaume gouverné entièrement par une assemblée de personnes compétentes.

  — Je n’ai pas l’intention de perdre plus de temps, déclara Soxun.

  — Nous non plus ! tonna une voix un peu plus loin.

  Soxun et l’Elfe firent un bond de sursaut, tentant de dévisager celui qui venait de les interrompre.

  — Quoi ? Mais qu’est-ce que cette mascarade ? lança le Parlementaire.

  — Votre « groupe » ! répondit la voix.

  Soxun laissa tomber son assurance et dégaina un poignard. L’Elfe fit de même.

  — Mais de quoi parlez-vous ? Montrez-vous !

  Quelques instants plus tard apparurent plusieurs personnes en armure de cuir clouté et relativement bien armées.

  — Qu’est-ce que c’est que ça ? lança Soxun sans cesser de reculer.

  — « Milice de l’Ejeldin », nous venons vous arrêter sur-le-champ.

  — Qu’est-ce que vous me chantez-là ? Je n’ai jamais entendu ce nom !

  — Notre organisation découle du texte que vous avez faussement plébiscité, celui de la législation des violences contre les races hybrides.

  — Mais… c’est moi qui devais la créer ! Ni le Roi ni la Reine ne peuvent officialiser votre guilde puisqu’ils n’ont pas l’autorisation d’en être à la tête. Par conséquent, vous n’avez aucun droit d’existence.

  — La Reine ne peut effectivement pas être maître de guilde, mais il ne lui a jamais été interdit d’en créer une. De ce fait, nous sommes sous la houlette du Prince héritier Onoer.

  — Peste ! maugréa Soxun. Et pourquoi diable voudriez-vous m’arrêter ? Je n’ai jamais causé de tort aux Mithrans, aux Aeglens ou aux Persicans !

  — Nos desseins initiaux ont été légèrement… modifiés, conformément aux souhaits de notre hiérarchie. Aussi, Parlementaire Soxun et vous, chère madame, êtes tous les deux en état d’arrestation suite à un flagrant délit de corruption en vue d’une action menant à la déchéance de la royauté en place.

  Plusieurs années plus tard, Geleher était accoudé devant des écrits, ses écrits. Le roi en fin de règne avait souhaité consigner lui-même les résultats, bénéfiques ou non, de sa vie à la tête du Royaume. Vint le moment délicat où il s’attaqua au chapitre de la Milice de l’Ejeldin et de sa perte de contrôle très rapidement après sa mise en place :

  « Les premiers mois, la Milice, nouvellement créée, s’adonna à sa double tâche avec le plus grand soin et la plus grande rigueur qu’on aurait souhaités. Seulement, ce qui faisait sa force devint également sa faiblesse. Officiellement vouée à défendre les intérêts des Mithrans, Aeglens et Persicans, officieusement — du moins au début — chargée de déceler les actes qui souillaient la réputation du Parlement, nombre de ses membres développèrent une animosité brutale envers toute forme de gouvernement.

  Il faut dire qu’à ses débuts, la Milice n’avait pas à se plaindre tant les missions étaient nombreuses. Sans doute avons-nous sous-estimé le dégoût que cela a pu engendrer, à force de côtoyer du nobliau vénal à rappeler à l’ordre. Pour d’autres, le moral ne fit que décroître, car même si les mesures prises par la loi furent suffisantes pour nos confrères hybrides, les actes de barbarie, bien qu’isolés, ne cessaient de perdurer.

  Comme je l’ai écrit, ce que la Milice s’évertuait à maintenir provoqua sa décadence. La guilde eut affaire à un conflit interne, que Nortelia et Onoer ne parvinrent jamais à calmer. Ceux qui demeuraient loyaux à la Royauté, ainsi qu’aux préceptes originels de la guilde, conservèrent leur place dans la Milice. Elle était désormais le nouveau bras armé pour l’application de certaines lois aux cibles spécifiques ou délicates, directement rattachée au Parlement, mais sous la gouverne de mon fils. En revanche, ceux qui ne restèrent pas après ce clivage, rejoignirent les groupes de vagabonds isolés des Près Doraden et devinrent Le Souffle du Doradur.

  Leur haine envers toute forme de politique stimula leur ras-le-bol des hybrides si bien qu’à l’heure où j’écris ces lignes, ils ne semblent supporter que ceux qui sont des leurs. Ils n’hésitent pas à lancer quelques escarmouches contre des convois, surtout s’ils escortent des politiciens ou sont conduits par des hybrides.

  Notre position dans cette affaire pourrait vite devenir préoccupante, d’autant que mon fils devra céder sa place de Maître de la guilde lorsqu’il montera sur le trône. De plus, il serait une bonne chose, pour l’intérêt de tous, que soit rapidement annihilée l’entité doradienne. »