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La succession

La succession

  Quelque part, à l’orée d’un bosquet du Tinolas, un généreux feu de camp crépitait agréablement dans la nuit noire. La lueur orangée du foyer remuait les ombres des hêtres et des sapins dans une danse inquiétante et les chuintements lointains des hulottes mélomanes résonnaient depuis le fin fond des bois. Cela ne semblait nullement déranger les deux femmes assises près du feu, ni même perturber les ronflements de leurs compagnons assoupis non loin du brasier réchauffeur.

  L’une d’elles, vêtue d’une brigandine bleutée, fixait le ciel d’un air rêveur. L’autre, portant un magnifique corset en cuir, se contentait de remuer régulièrement les braises avec une branche. Cette dernière attendait ce moment depuis longtemps, car peu d’occasions comme celle-ci se présenteraient à nouveau. Même en étant second de guilde, se retrouver seul à seul avec un autre membre et avoir toute la nuit pour discuter n’était pas une chose aisée. La guilde de Nur Zuanar était sans cesse en déplacement, limitait les interminables assemblées et préférait mettre en action ses idées avant que les excès de discours ne les entravent. Vilmana mira l’éclat rougeoyant et fumant à l’extrémité de sa brindille, puis se tourna vers sa supérieure, toujours captivée par la voûte céleste.

  — Elerina, murmura-t-elle.

  L’Elfe quitta le ciel des yeux pour les plonger dans le regard de son bras droit.

  — Oui ?

  — Je pense qu’il est temps que je le sache.

  — Je le pense aussi.

  La Mithranne sourit. Elle allait enfin découvrir ce qui s’était passé en ce jour de Vethyn, Yanir d’Ostos de l’an 613 ; jour où Elerina devint la porteuse de la Lame d’Arnas, signe de sa promotion au rang de chef de la guilde de Nur Zuanar.

  — Je dois te dire, avant tout, que ce n’est pas glorieux de bout en bout, mais que je suis, quoi qu’il en soit, ravie d’être là avec vous tous.

  — L’important, c’est que tu fasses perdurer notre éthique et notre réputation.

  Les voix calmes des deux femmes étaient à présent couvertes par le bruissement des feuilles, agitées par une légère brise.

  — Je m’y accroche du matin jusqu’au soir, confia Elerina, mais je souhaitais quand même te prévenir. Notre unité fait notre force, mais je suis d’avis que certains d’entre nous n’hésiteraient pas à retourner ce récit contre moi.

  — Ça ne date pas d’hier que quelques-uns n’aient jamais été d’accord avec le souhait de Guranedan. Mais il en fut ainsi.

  — Il en fut ainsi, oui. Puis-je donc compter sur ta discrétion pour garder cette histoire pour toi ?

  — J’en ferai un serment de la morte-lune.

  — Ta parole suffira, sourit l’Elfe.

  — Tu l’as.

  Elerina se redressa et saisit son épée qui était jusqu’alors posée à côté d’elle. La lame luisante reflétait les étincelles étoilées et sa large garde dorée arborait le symbole de Nur Zuanar.

  — Je dois avouer, commença Elerina, que j’ignore toujours pour quelle raison la Lame d’Arnas m’est revenue.

  — Que s’était-il passé avant ce soir-là ?

  — Rien du tout, en fait. Comme tu le sais déjà, je suis arrivée dans la guilde peu après la mort de ma mère. Guranedan, alors maître de Nur Zuanar, avait été impressionné par mes compétences à l’épée et à cheval si bien qu’il n’avait osé me proposer de vous rejoindre, de peur que je fasse déjà partie de la guilde des Cavaliers du Lac.

  — Je m’en souviens. À l’époque, il m’avait chargé d’obtenir des renseignements sur ce point-là. Ayant une connaissance dans la guilde, j’ai pu avoir la certitude que tu n’en étais pas membre. D’ailleurs, n’as-tu jamais été contactée par l’un d’entre eux ?

  — Si. Un jour, à Jarh, j’ai croisé la route d’un dénommé Erionas à qui j’ai rendu service en lui trouvant une nouvelle selle. La sienne n’avait pas supporté la traversée d’une partie du Termon et elle était devenue inutilisable pour les très longs trajets. Le jour de la transaction avec l’artisan, Erionas était présent avec son cheval, pour tester le nouveau matériel. Alors que nous visitions les ateliers, ce dernier a malencontreusement marché sur un petit nid de guêpes et, dans l’affolement, a cassé sa longe avant de filer droit dans le bourg. Immédiatement, j’ai enfourché Zyadan et rattrapé le fuyard. Pour l’arrêter, j’ai dû m’improviser voltigeuse et je me demande encore comment j’ai pu réaliser une telle prouesse au galop. Toujours est-il que je me suis retrouvée une jambe dans chaque étrier, mais sur deux chevaux différents. J’ai stoppé la course juste avant que nous percutions un groupe d’enfants qui jouait dix mètres plus loin. C’est suite à cet « exploit » qu’Erionas m’a proposé de rencontrer un de leurs recruteurs, mais j’ai poliment refusé.

  — Tu sais que ce genre d’offre, si elle arrive, ne se fait qu’une fois dans une vie… même pour une Elfe.

  — Oui, mais tu dois connaître, tout autant que moi, leurs modalités de recrutement drastiques, d’autant que je ne suis qu’une cavalière et une guerrière, pas une érudite maraudeuse. Leurs desseins ne se limitent pas à l’art de monter à cheval et je ne regrette pas du tout mon choix.

  — C’est vrai que l’élitisme qui en ressort demande de grandes capacités dans de nombreux domaines.

  — Toujours est-il, reprit Elerina, que peu de temps après, il y eut ce fameux jour de marché où je vous ai rencontrés. Alladsis venait d’être pris à partie dans une querelle de soûlards.

  — Je m’en souviens également, sourit Vilamana avec nostalgie. Tu as d’ailleurs, sans le vouloir, utilisé les trois étapes de notre mode opératoire de négociation : raisonner, sommer, assommer.

  — Oui. Sans aller jusqu’à l’assommoir, j’ai réussi, non sans difficulté, à calmer les ivrognes avant que vous n’arriviez en renfort de votre ami.

  — Alladsis cherche toujours les ennuis, ce n’est pas nouveau. Et comme remerciement, tu as eu…

  — Une baffe du Mithran à qui j’avais tout juste permis d’éviter d’en venir aux mains !

  — Et après, on connaît le reste : s’en est suivi un duel endiablé contre lui. Guranedan était prêt à stopper Alladsis, mais voyant que tu lui tenais tête, même après quelques-unes de ses bottes, il a souhaité attendre un peu plus pour juger ton niveau.

  — Alladsis aurait pu me tuer et vous l’avez laissé faire ?

  — Non, il ne t’aurait pas tué. Notre code était le même à l’époque. Nous n’étions pas en mission donc nous avions interdiction de tuer qui que ce soit. Au pire, il se serait arrêté au premier sang, sous réserve que tu ne répliques pas.

  — Mais les gardes de Jarh sont intervenus donc le combat s’est terminé sans vainqueurs ni vaincus.

  — Bon. Ainsi, Guranedan a fait passer l’affrontement pour une démonstration de force afin que vous ne soyez pas arrêtés. Par conséquent, tu as fait partie de la guilde pendant un court instant.

  Elerina sourit.

  — Je n’ose imaginer ce qu’il en aurait été si je n’avais pas joué le jeu… je serais peut-être restée un moment dans une cellule de la caserne de Jarh.

  — Néanmoins, après cet évènement, tu n’as pas tardé à nous rejoindre. Pourquoi avoir préféré Nur Zuanar alors que tu avais refusé une proposition de Jelonoh Lagohael ?

  — À vrai dire je n’en sais rien. Vois-tu, des fois, certaines choses ne s’expliquent pas et ceci en est un exemple. Est-ce « l’âme » de la guilde que je trouvais attachante ? La cohésion dont vous faisiez preuve ? L’envie de changer de vie sans pour autant m’enfermer dans des doctrines qui ne me correspondaient pas ? Aucune idée. Mais le destin en a voulu autrement, car je n’avais toujours pas de réponses, jusqu’à ce que Guranedan me lègue la Lame d’Arnas. À ce moment-là, même si je ne savais alors pas vraiment pourquoi je vous avais rejoint, j’avais désormais une raison de rester. C’était donc ma seule volonté d’être parmi vous, celle d’être la digne porteuse de la Lame et d’être une chef de guilde juste et loyale envers les membres tout en conservant le devoir de mémoire des anciens.

  Vilmana, inquiète et perplexe, fixa son supérieur.

  — Et, es-tu fière de ce que tu entreprends avec nous ? Vingt ans plus tard, n’as-tu pas enfin trouvé les réponses qui manquaient ?

  — Cela n’avait plus d’importance dès lors que je suis devenue maître de la guilde. Les anciennes questions n’avaient plus de raison d’être. Quant à ma fierté, elle est tout aussi présente que le premier jour. C’est simplement que le souvenir de cette nuit s’est muté en un fardeau avec le temps. Fardeau que je souhaitais partager avec toi.

  — Je t’écoute, souffla Vilmana.

  Elerina prit une profonde inspiration et commença son histoire.

  — Cela faisait seulement cinq ans que j’étais avec vous. Cinq ans, même à l’échelle humaine, dans la guilde, ce n’est rien. Dalaga y était depuis dix-huit ans, Dronac depuis vingt-quatre ans. Et durant ces cinq années, j’avais la désagréable impression de ne pas en faire totalement partie. Au début, je me suis dit que ça passerait, qu’il me fallait simplement un temps d’adaptation. Pour moi, qui avais été habituée à voyager à mon rythme, c’était alors très déroutant et j’ai dû prendre sur ma personne. Pour résumer, cette nouvelle vie me convenait tout en étant une sorte d’entrave au fond de moi-même.

  — C’est pour cela que tu partais seule plusieurs jours, de temps à autre ?

  — Principalement, oui. J’avais besoin de faire le point, mais je n’ai jamais vraiment trouvé l’apaisement.

  Vilmana parut songeuse. La Mithranne fixait ses compagnons endormis tandis qu’Elerina rangea avec soin la Lame d’Arnas dans son fourreau. Le symbole de l’âme de la guilde et la fierté de son possesseur avait su traverser les siècles, depuis sa création dans les flammes des forges de Karka-Haven. Cladeyan de Lermegh en fut le premier porteur et également fondateur de Nur Zuanar. Sans descendance peu avant sa mort, il décida de la léguer au plus méritant du groupe et la tradition perdura dès lors.

  — Et donc, ce soir-là, à Sehmar-Semia, que s’est-il passé ? demanda Vilmana.

  — Comme tu le sais, nous venions de terminer une escorte d’un convoi de pierres précieuses et nous fêtions ça dans une taverne de la cité.

  — Comment l’oublier ? Ç’avait été une de nos plus longues missions de l’année. À pied ou à cheval depuis Herelior jusqu’en Ejeldin, il y a une trotte !

  — Exact. Et durant tout ce temps, j’ai énormément réfléchi quant à ma situation dans la guilde.

  — Avec le temps, tu as quand même tissé un lien d’amitié très fort avec Guranedan.

  — Je l’ai toujours trouvé honnête avec les autres comme avec lui-même. Je lui en étais très reconnaissante lorsqu’il me confiait certaines responsabilités, mais toujours est-il que ce « quelque chose » qui justifiait ma place avec vous ne me parvenait toujours pas. Je commençais à m’enfermer intérieurement, à ne plus m’exprimer sur mes ressentis, à trouver le temps long. En résumé, la flamme qui animait ma vigueur au sein de la guilde s’éteignait à mesure que les jours passaient, jusqu’à ce fameux soir où ma décision de vous quitter avait été prise.

  — À ce point-là ? Pourquoi ne pas en avoir parlé ? Même si l’origine du problème était intangible, on aurait pu réfléchir ensemble à une solution ! Au lieu de ça, tu t’es laissée abattre par des pensées malsaines. À défaut de ne pas souvent être unanimes autour d’une table, nous avons néanmoins toujours prôné le dialogue entre nous. C’est ce qui fait que nous sommes encore là, aujourd’hui. Sinon, autant redevenir de simples mercenaires, sicaires vénaux.

  — Ne m’admoneste pas là-dessus ! On a tous nos secrets et nos soucis, et ne crois pas que j’attendais le moment où j’annoncerais mon départ à Guranedan avec impatience ! En fait, j’étais terrorisée, car j’avais, malgré tout, beaucoup de respect pour lui comme pour chacun d’entre vous. Mais ma décision était prise.

  — Je commence à comprendre.

  — Oui, à présent, tu devrais y voir plus clair. Ainsi, ce soir-là, à la taverne, alors que nous festoyions, Guranedan s’est absenté pour récupérer la dernière partie du paiement de notre commanditaire. Dans un premier temps, je souhaitais lui annoncer mon départ seul à seul. J’ai donc sauté sur l’occasion et l’ai suivi dans les ruelles de Sehmar-Semia. Je tenais à ce qu’il ait l’argent en sa possession avant de lui parler pour éviter de le troubler avant la transaction.

  — Que s’est-il passé ensuite ?

  La brume crépusculaire avait envahi les étroites allées de Sehmar-Semia et le pavé luisant était devenu aussi duveteux que du coton impalpable. Guranedan marchait énergiquement pour se tenir chaud, suivi par Elerina qui se faisait la plus discrète possible. Sa respiration était saccadée, tant par l’allure soutenue imposée par son maître de guilde, que par son effort pour rester silencieuse malgré le tracas que lui causait son annonce à venir. À chaque coin de rue, elle furetait aux alentours afin d’être sûre qu’elle n’avait pas attiré l’attention d’un maraud. Elle suivit Guranedan jusqu’à une nouvelle ruelle terminée par une petite place en cul-de-sac. Ils se trouvaient dans les quartiers populaires de la cité et Elerina savait qu’elle n’était pas en sécurité, seule à cet endroit. Elle resta là, cachée dans l’angle d’une maison de pierres, à attendre que l’Humain termine sa transaction.

  Devant une modeste bâtisse qui ressemblait à une forge, un petit homme aux cheveux ras accueillit Guranedan d’un geste de la main. Ils échangèrent quelques mots, puis l’homme donna au maître de guilde une bourse de cuir, dont le tintement des quartaux qu’elle contenait arriva jusqu’aux oreilles de l’Elfe. Les deux hommes prirent congé et Guranedan se dirigea alors vers l’endroit où se tenait Elerina. Lorsqu’il fut à sa portée, elle se montra silencieusement, semant la stupeur chez son supérieur.

  — Que fais-tu ici ? demanda-t-il. Il n’a jamais été question que l’on m’accompagne !

  — Je le sais, mais… j’ai à vous parler.

  Guranedan parut perplexe.

  — Tu souhaites avoir ta paie avant les autres ? Ce n’est pas très noble, plaisanta-t-il.

  — Ce n’est pas du tout ça. Voilà. Depuis cinq ans que je suis avec vous, j’ai eu le temps d’apprendre beaucoup sur moi, tout comme j’ai appris à vous connaître, vous et tous les autres. Et c’est donc pour ça que j’ai pris une grande décision.

  — Et quelle est-elle ?

 Elerina hésita un moment, puis se lança.

  — Je… je souhaite qu’à partir de ce soir, je ne s…

  À ce moment-là, cinq hommes aux habits pouilleux, mais armés d’un sabre surgirent de la brume.

  — Tiens, tiens, déclara l’un d’entre eux. Mais ça sent l’or par ici !

  Guranedan posa sa main sur le pommeau de sa Lame d’Arnas. Elerina paniqua. Quelle sotte elle avait été ! Elle avait retardé son maître et ils étaient tombés dans un guet-apens.

  — Allons, mes braves, déclara Guranedan chevaleresque. Allons, soyez raisonnables et restons-en là. Nous ne souhaitons pas nous battre alors rengainez vos armes et rentrez chez vous. Ne gaspillez pas vos vies pour rien.

  — Parfait ! fulmina un second. Nous non plus, nous ne souhaitons pas nous battre. Si vous nous donnez tous vos effets de valeurs, il n’y aura pas de tintement de lame ce soir.

  À contrecœur, Guranedan dégaina son épée. Elerina en fit de même. Les bandits n’attendirent pas qu’ils fassent de geste supplémentaire et bondirent sur les deux amis. Le combat fit rage et Elerina voyait qu’ils s’intéressaient davantage à Guranedan qui portait la bourse de quartaux à sa ceinture. Elle comprit que seul l’argent comptait pour eux, et qu’ils essayaient plus d’arracher ou déchirer le contenant plutôt que de toucher son porteur.

  — Lâches ! siffla-t-elle entre ses dents.

  Les coups fusaient, rapides, terminés par un martèlement strident dû au choc des lames affutées. Elerina savait qu’avec une telle infériorité en nombre, ils avaient peu de chance de s’en sortir. Elle voulut se tourner vers Guranedan pour le supplier de céder la bourse, mais elle vit son maître se faire transpercer le ventre par un des sabres.

  — Non ! hurla l’Elfe alors que son compagnon tombait lourdement au sol dans un long gémissement.

  Elle se rua à son secours, mais, dans la panique, trébucha par terre. Elle constata aussitôt que les cinq voleurs commençaient à détrousser son ami. C’est alors qu’au moment où l’un d’eux brandissait le précieux butin, un projectile siffla et sa main fut partiellement sectionnée par un couteau de lancer. Il lâcha une plainte de stupeur et s’affala à genoux en tenant son poignet ensanglanté.

  Elerina, les larmes aux yeux, se retourna et vit Dalaga et Trendak qui courraient à leur secours. Les pillards, voyant que la situation tournait en leur désavantage, abandonnèrent le butin et le corps de Guranedan.

  — Va t’occuper de lui ! ordonna Dalaga à son compagnon en montrant l’Humain meurtri. Comment te sens-tu, Elerina ?

  L’Elfe n’osait parler. Tout était de sa faute. Elle se leva et tituba jusqu’à son maître, dont la large blessure laissait échapper un flot continu de sang. Trendak tentait de stopper l’hémorragie avec un morceau de tissu.

  — Je… je suis désolée. Je m’en veux tellement…

  Elle ne trouvait plus ses mots. Alors, Guranedan lui fit signe d’approcher et murmura à son oreille :

  — Tu n’as pas à t’en vouloir… Si c’est comme cela que ça devait se finir, qu’il en soit ainsi…

  — Non ! Ne dites pas ça ! Vous allez vous faire soigner ! Trendak ! Dalaga ! Faites quelque chose !

  — Sa blessure est très grave, constata l’Aeglen. Il n’y a plus rien à faire.

  — Si, Trendak, râla Guranedan. Il reste une chose. Aidez-moi à me redresser. Dalaga, ma Lame…

  L’Humain attrapa l’épée et la tendit à son maître de guilde.

  — Elerina…

  — Oui, Maître ?

  — Je souhaite que la décision que je vais prendre soit respectée de tous. Peu importe l’origine, les mérites et les mœurs de chacun… les possesseurs de cette épée ont toujours eu les pleins pouvoirs pour désigner leur successeur. Elerina, en gage de ton dévouement, de ta sincérité et de ton courage, je souhaite que tu sois la digne héritière de la Lame d’Arnas…

  — Quoi ? s’exclama l’Elfe. Pas moi, non ! Prenez Dalaga comme héritier, il est beaucoup plus ancien et dévoué ! Prenez n’importe qui, mais pas moi ! Oh, pitié ! Je ne suis pas prête pour ça ! Ni pour votre mort ni pour cette accession !

  — Il le faut, pourtant. Je te choisis et je vous prends pour témoins, Dalaga, Trendak, pour ceux qui douteraient de mon choix. Il va bien vers Elerina comme nouveau maître de guilde. Traitez-la comme il se doit.

  — Je… je ne peux pas, Maître, sanglota l’Elfe.

  — Il le faut. Peut-être penses-tu ne pas en avoir les épaules, mais sache que tu as toutes les capacités pour. Maintenant, prends la Lame.

  — Non…

  — Prends-la ! C’est mon ultime ordre !

  À contrecœur, Elerina saisit l’épée, non sans trembler de tout son corps, entre sanglot et désespoir.

  — Nos compagnons savent se soutenir les uns les autres. Puisses-tu faire perdurer la guilde et brandir avec fierté nos couleurs et l’héritage de Cladeyan.

  — Maître ! Non ! Restez en vie, nous avons besoin de vous ! J’ai besoin de vous !

  — Steramon niis mah… murmura Guranedan dans un ultime souffle.

  L’agonie de l’Humain se termina en un long gémissement de l’Elfe. Trendak et Dalaga, la mine grave et le visage baissé, devaient eux aussi encaisser la mort de leur ancien maître et l’avènement de celle qui, quelques secondes auparavant, n’était encore que leur compagne de route.

  — C’est tellement émouvant, murmura Vilmana. Je ne pensais pas que tout était allé si vite.

  — Oui. Si Dalaga et Trendak n’étaient pas arrivés, l’histoire aurait très certainement pris une tournure encore plus tragique. D’ailleurs, je ne sais toujours pas par quel miracle ils sont apparus.

  — Moi si, confia la Mithranne. Trendak était dans la taverne d’en face avec de vieilles connaissances et t’a vu sortir, en prenant le même chemin que Guranedan. Cela l’a intrigué et il a immédiatement prévenu Dalaga et ensemble, ils t’ont également suivi. Penses-tu ! Un membre qui part, seul avec le maître de guilde allant récupérer de l’argent… tu connais Trendak. Il ne voulait pas que la moindre magouille de ce genre se trame. Même s’il n’y en a jamais eu, on n’est jamais trop prudent.

  — Et ça m’a sauvé la vie.

  — Par conséquent, toi qui souhaitais nous quitter, voici que Oryon en a décidé autrement en te propulsant à la tête de la guilde.

  — Oryon, le coup du sort ou Guranedan de son plein gré. Peut-être un peu tout ça à la fois. C’est une étrange situation que de passer du tout au tout en un rien de temps, alors que l’on vient de perdre un ami. Comme quoi, rester maître de son destin est fastidieux. Parfois, on a l’embarras du choix et de nombreux chemins face à nous. À d’autres moments, notre vie est temporairement bridée, nous obligeant à emprunter une voie que l’on n’aurait jamais soupçonnée. Parfois, c’est en bien, d’autres fois, c’est en mal.

  Elerina était soulagée d’avoir enfin pu confier son histoire à quelqu’un. Vilmana était également heureuse de la voir ainsi.

  — Et pour cet épisode, questionna Vilmana, est-ce en bien ou en mal ?

  Elerinna pouffa de rire.

  — Tu veux que je te dise ? Comme pour mes cinq premières années avec vous, je n’ai toujours pas la réponse. Et même vingt ans plus tard, je me demande encore ce qui lui est passé par la tête pour prendre une telle décision. Mais ne t’en fais pas. Je peux t’assurer que quand on se reverra, j’aurai pas mal de questions à lui poser à celui-là !