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Le complot de givre

 Le complot de givre

  Un souffle glacial pénétra dans la taverne, tel un intrus profitant de l’ouverture de la porte en bois. L’invité importun fut rapidement mis hors d’état de nuire au moment où l’endroit redevint coupé du monde extérieur, balayé par un hiver glacial.

  En cette rude matinée, l’établissement était bondé et nombre de badauds n’avaient pas l’intention de partir de sitôt. Il faut dire que depuis une décade, le climat océanique dont jouissait d’habitude Azula n’avait pu lutter contre la terrible vague de froid qui s’était abattue sur le Menilis.

  L’étranger ignora les grognements de ceux qui se trouvaient au plus près de la porte et qui profitaient, du même coup, de l’escorte gelée accompagnant chaque quidam qui entrait ou sortait. La silhouette à l’origine de l’irruption de l’impalpable indésirable ôta son épaisse capuche de fourrure et détacha sa fibule, laissant entrevoir sous sa cape une veste en cuir, généreusement ornée de plusieurs dagues. Ses yeux noisette étaient plissés par le changement de température et une fine vapeur se dégageait de son visage, accentuant le gris de ses longs cheveux et de son bouc. Il se dirigea vers une des tables où trois autres personnes semblaient l’attendre.

  Il y avait deux Nains, richement vêtus, ainsi qu’un Elfe, dans une tenue plus légère, mais il avait gardé sa cape sur lui, malgré la chaleur de l’endroit. Tous se tournèrent en direction du nouveau venu qui les salua brièvement avant de s’installer à leur côté. La tablée entra alors dans une discussion à peine murmurée, sur un fond d’ambiance de taverne, masquant leurs propos à l’exception des personnes concernées.

  — Te voilà enfin. Tu as fait bonne route, Helek ? demanda l’un des Nains à l’accent persican.

  Le Helek en question, qui se trouvait également être un Nain, maugréa :

  — Mon cheval a clamsé juste avant le pont de pierre. J’ai dû finir à pied.

  — Tu t’en sors bien, constata le second Nain en envoyant une tape amicale à Helek. Tu as les informations ?

  — Oui Yaer. C’est effectivement prévu pour dans douze jours.

  — C’est le moment où jamais. Tu en sais plus sur les avancées d’Hyre ?

  Helek ramena sa veste sur son cou qui avait laissé entrevoir son Efnyl, pendentif représentant un symbole de guilde ; ici un losange dont la forme serpentait à la base. Le pirate Lathien avait tout intérêt à ce que lui et les siens ne se fassent pas reconnaître.

  — J’imagine qu’ils sont furieux. Eux qui pensaient envahir l’Ordre par le Clag, qui se remonte sans aucune difficulté ; la nouvelle du transfert de capitale d’Harkenor vers Harokar, et donc du Grand Trésor, a dû certainement être très mal accueillie. Désormais, même s’ils parvenaient à prendre Harkenor, ils seraient stoppés par les cascades, juste en aval d’Harokar.

  — Tu avais raison, Yaer. L’Ordre a fait preuve de prudence par sa décision, mais il ne faut surtout pas qu’elle se concrétise.

  — D’autant que c’est aussi dans notre propre intérêt que de donner indirectement à Hyre l’opportunité d’envahir l’Ordre. Tu avais vu juste, Rikur, quant à l’attaque par le fleuve. Et concernant cette histoire de transfert de capitale, il ne faut évidemment pas qu’elle ait lieu, ou bien ce serait catastrophique pour nos affaires.

  Helek se tourna alors vers l’Elfe qui n’avait pas dit un mot depuis qu’il était entré. Il fixait tour à tour les trois Nains, ce qui avait la fâcheuse tendance d’énerver ses convives.

  — Donc, c’est vous Feris ?

  — Oui.

  Helek s’adressa ensuite à Yaer :

  — Tu es sûr que c’est judicieux ? On a de bien meilleurs arbalétriers humains. Il risque de ne jamais arriver jusqu’à l’enceinte principale.

  Feris fronça les sourcils.

  — Au contraire, répondit Yaer. Un Humain, penses-tu, ne passera jamais les portes d’Harokar ! La situation est désespérément tendue avec le Royaume depuis que ce dernier a refusé de prêter main-forte à l’Ordre contre les Hyriens et personnellement, je suis certain que ça ne durera pas. Les émissaires se font de plus en plus nombreux de part et d’autre, signe d’un accord proche et Harokar, une fois devenue capitale naine, ne fera qu’accélérer les choses.

  — Nous devons agir vite, constata Helek.

  — D’où ma présence pour cette mission, conclut Feris.

  Ils se turent un moment, semblant tous les quatre d’accord sur les objectifs des opérations à venir. Helek se tourna vers Yaer qui posa le scénario :

  — Gadear. Au matin du douzième jour.

  — Il est le troisième membre du Conseil des Anciens, poursuivit Rikur. Sa signature et son accord sont indispensables, sans quoi, il leur faudra élire un remplaçant ce qui donnera le temps à Hyre d’entreprendre son invasion.

  Helek laissa de nouveau le silence s’installer entre les convives. Une fois leur réunion terminée, il devrait alors repartir et il n’avait aucune envie de braver de sitôt le blizzard. Mais il ne devait pas non plus s’éterniser, car en tant qu’officier supérieur de la guilde des Pirates Lathiens, sa tête, tout comme celle de ses compagnons, était mise à prix ce qui rendait dangereux les assemblées de ce genre.

  — On est d’accord sur la récompense ? souffla Feris.

  Helek sortit alors une bourse en cuir, généreusement remplie de Pianes d’or, la monnaie de la Persicante. L’Elfe soupesa puis examina rapidement le contenu. En signe d’acceptation, il ôta discrètement son Efnyl et le remit à Helek. Marchander avec un supérieur de sa propre guilde n’était pas chose aisée, mais comme on lui avait promis bien plus s’il réussissait sa mission, il ne broncha pas.

  — Le triple, avec une promotion ordonnée par notre Grand Maître, le tout remis en même temps que ton Efnyl, lorsque tu viendras le récupérer.

  Si quelque chose devait arriver, personne ne devait connaître les commanditaires de l’assassinat qui allait se produire. Un membre de guilde, quel qu’il soit, ne se séparait généralement jamais de son Efnyl, sauf en de rares occasions comme dans le cas présent.

  Helek rangea le pendentif de Feris dans une de ses nombreuses poches. L’Elfe en fit de même avec son pécule fraîchement obtenu. Rikur signala d’un geste discret qu’ils devaient désormais prendre tous congé sans plus tarder, à commencer, comme il était stipulé dans leur code, par la dernière personne à être arrivée. Ils ne souhaitaient pas qu’un de leur officier se fasse capturer et se devaient donc d’écourter au mieux la séance. Helek sourit légèrement à ses comparses avant de leur chuchoter :

  — Par le sang et l’écume.

  — Par le sang et l’écume, répétèrent ses compagnons.

  Ça y est. Il était en position. Après une rapide escale fluviale dans ce qui devait coûte que coûte rester la capitale de l’Ordre, il avait fait la fin du voyage à pied. Arrivé de nuit, ses talents d’assassin n’eurent aucun mal à déjouer les murailles aux multiples aspérités et les rondes de gardes aussi distantes que prévisibles.

  « Pas dit que ça dure », avait-il pensé.

  Il était silencieux comme le vol d’un hibou, se déplaçant le long de la paroi rocailleuse avant de terminer sa course sur les toits des quartiers populaires d’Harokar. Ces derniers étaient abondamment recouverts d’une neige grisâtre, ce qui ne l’arrangeait pas. Il se devait de progresser vite et sans bruit. Son pied sûr et sa dextérité l’amenèrent jusqu’aux murailles secondaires qui gardaient le Grand Dôme, lieu où allait être officialisé, le matin même, le fameux transfert de capitale de l’Ordre.

  Les imposantes tours étaient beaucoup plus serrées, ce qui rendait difficile une infiltration improvisée sans risque d’être repéré. Feris escalada tant bien que mal un des plus hauts bâtiments, accolé à la forteresse, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Il examina alors les forces armées déployées pour l’occasion et le constat fut sans appel : il n’aurait jamais le temps de passer de l’autre côté sans alerter une patrouille.

  « À moins que… »

  Feris se rapprocha lentement d’une des tours adjacentes à la montagne. Seul un soldat s’y trouvait et ne semblait pas avoir de compagnie. L’Elfe l’observa un temps avant de percevoir, au travers de la brume matinale et luisante, une lueur rosée annonçant l’aube proche.

  « C’est le moment. »

  Feris arma son arbalète avant d’y placer un carreau. Il se mit en position et visa le Nain. Le vent était quasi nul, facilitant grandement la tâche. Feris appuya sur la détente et le garde s’écroula silencieusement, terrassé instantanément par le projectile elfique.

  L’assassin n’eut aucun mal à se hisser jusqu’à la tour de sa victime. Il prit simplement la peine de récupérer le carreau, planté dans la nuque, puis descendit dans l’enceinte intérieure du Reten Oark, le Champ de Pierre entourant le Grand Dôme. Avec de la chance, il aurait le temps d’accomplir sa mission avant que la relève ne se rende compte du trépas de leur compagnon.

  Feris n’avait désormais aucun point de hauteur d’où agir. Il allait devoir intercepter le convoi de Gadear, entre les quartiers de l’Ordre et le Grand Dôme. Il n’aurait également qu’une seule chance, car son mode opératoire lui interdisait la moindre erreur. Il avait déjà fait ses preuves depuis longtemps et demeurait un tireur hors pair, mais, compte tenu des circonstances, il ne disposait d’aucune échappatoire si ce n’est la confusion générale que provoquerait son acte. Une fois, il avait entendu parler d’un système à répétition pour les arbalètes, permettant d’envoyer jusqu’à six carreaux, là où un mécanisme normal n’en décocherait qu’un.

  « Il faudra que je négocie ça après la mission. »

  L’Elfe était désormais tapi derrière un rocher, non loin des quartiers de l’Ordre, attendant le cortège et espérant que ce dernier arriverait avant l’alerte.

  Le soleil transperça les pics de l’Aeglinor. Feris bénéficiait de cet avantage, car quiconque regarderait dans sa direction depuis le sentier de poussière serait ébloui.

  Avec l’hiver, la brume ne souhaita pas se dissiper, même quand le Reten Oark fut entièrement éclairé par Arthud. Les roches et les ombres offraient un tableau de contraste ocre et noir et seuls les cris des choucas et les corbinements des corneilles résonnaient autour du Grand Dôme.

  Silencieusement, Feris vérifia chaque mécanisme de son arme, avant d’y placer de nouveau un carreau perçant.

  Les portes des quartiers de l’Ordre s’ouvrirent et cinq Nains en sortirent. Quatre gardes en quinconce escortaient un cinquième richement vêtu et, comme le voulait la tradition, orné d’un diadème et d’un plastron de cérémonie.

  « Gardé, même dans l’enceinte du Grand Dôme. »

  L’Elfe attendit que le groupe le dépasse avant de se mettre en position, dans leur dos. Aucun moyen de récupérer son carreau après, et il n’avait pas envie de se mesurer à ces gardes d’élite. Il pourrait certainement les tenir à distance, mais il savait qu’ils feraient tout pour le retarder, le temps pour les renforts d’arriver.

  Feris retint sa respiration, maintenant fermement son arbalète et guettant le moment propice pour décocher. Il ne devait pas trop attendre, car plus ils s’éloignaient, plus l’angle de tir rétrécissait. Il entendit, au loin, le son d’une cloche d’alarme venant de la muraille. Le groupe s’arrêta et tourna la tête en direction d’où provenait le bruit. À ce moment, Feris fut aussi réactif qu’une morsure de serpent.

  « Maintenant ! »

  Le carreau siffla et vint se loger dans la tempe de Gadear. À peine fut-il assuré de sa cible atteinte que l’Elfe se laissa glisser derrière sa cachette avant d’examiner rapidement sa porte de secours. Un attroupement de Nains s’était formé dans la tour, alors que le son d’alarme résonnait de plus en plus fort dans toute l’enceinte du Grand Dôme.

  — Par-là ! Derrière ces rochers ! Évacuez l’Ancien !

  Feris, se sachant aussitôt découvert, fila à toute allure en direction des quartiers de l’Ordre. Il entendit des cris venant dans sa direction. Il se retourna et aperçut deux des gardes lancés à sa poursuite. Les deux autres s’activaient à amener le cadavre de Gadear jusqu’au Grand Dôme. Une flèche alla s’écraser non loin de lui. Les soldats postés sur les tours l’avaient repéré.

  Il dépassa le bâtiment et courut vers le pic du Reten Oark. Une fois de l’autre côté, il serait hors de portée des tours du nord. En effet, le Champ de Pierre se terminait au sud par une dépression puis par une petite rivière, source primaire du Clag. Au-delà s’étendait l’Aeglinor.

  Feris n’avait plus le choix. Le seul moyen d’échapper définitivement à la garde était de traverser la rivière et d’affronter cette partie de la chaîne montagneuse, semée de garnisons naines. Il n’aurait plus qu’à rejoindre Delimor, puis Karka-Haven où il irait récupérer le reste de sa récompense.

  Fort heureusement, la poudreuse était fraîche à cet endroit, ce qui ralentissait ses poursuivants. L’Elfe les entendit lui sommer de se rendre lorsqu’il arriva sur la berge de la rivière gelée. Il avait bien sûr repéré un des ponts qui enjambait la cinquantaine de mètres séparant les deux rives, mais ce dernier avait été remonté par un mécanisme. Il prendrait trop de risques et perdrait trop de temps à tenter de l’abaisser. Il se mit à courir sur l’eau gelée qui se fissurait lentement sur son passage.

  Encore une vingtaine de mètres et ses seuls soucis seraient désormais le froid et les Nains basés dans les Monts sud de l’Aeglinor.

  Alors qu’il progressait, il entendait les deux gardes l’invectiver tout en longeant la rive nord.

  Feris remarqua que la rivière n’était en fait qu’un segment d’un cours d’eau, coulant vers l’est avant de s’engouffrer dans la montagne en un fleuve souterrain. L’Elfe perçut un grand craquement avant de perdre l’équilibre et de se retrouver dans l’eau gelée. L’un des Nains avait lancé une lourde pierre qui avait perforé la couche de glace et engendré une faiblesse non loin de l’assassin. Il essaya de finir à la nage les quelques mètres qui lui restaient à parcourir, mais il avait sous-estimé la profondeur et le courant de la rivière. Il se débattit violemment contre la force aquatique et tenta dans un ultime effort de s’accrocher à un des rochers grâce à sa dague. Malheureusement, la puissance du courant le fit se détacher de la rocaille et la dernière vision de Feris fut le jour qui s’éloignait alors qu’il tombait du haut de la cascade souterraine ; celle qui remplissait le lac situé sous le Champ de Pierre.

  Le cadavre gisait désormais dans le hall du Grand Dôme. Nombre de Nains s’étaient attroupés autour du défunt. La majeure partie des soldats de faction avaient été sollicités pour aller à la poursuite de l’assassin, si bien qu’il ne restait qu’une douzaine de Nains en armure lourde pour en protéger une cinquantaine d’autres, dont des membres de l’Ordre des Anciens.

  Un des gardes qui avait transporté le corps s’adressa au Grand Ancien avec une certaine aisance.

  — Il ne lui a laissé aucune chance. Tout est allé si vite. Nous n’avons même pas vu son visage.

  — Qui qu’il soit, lui ou ceux à qui il est rattaché paieront, clama le Grand Ancien. Il s’agit là d’une lâche exécution.

  — Nous savions que certaines guildes extrémistes étaient fermement opposées à cette décision et nous avons vu juste en prenant toutes ces précautions. De plus, il a ardemment insisté pour procéder de la sorte.

  — Ainsi, il sera mort en martyr.

  Le Grand Ancien fit lentement signe à ses semblables de le suivre. Le défunt fut également évacué. Tout en marchant, le vieux Nain s’adressa toujours au même garde qui lui emboîtait le pas.

  — Alors que nous ne souhaitions que la paix, voilà qu’un nouveau conflit s’embrase.

  — Pourtant, s’il y a des revendications, je ne pense pas qu’elles dépassent celles d’une de ces guildes.

  L’adjectif qui qualifiait le Grand Ancien lui était véritable, au sens propre comme au sens figuré. Son âge était à l’image de sa taille ce qui lui valait un respect immuable. Sa longue barbe grise lui arrivait cependant jusqu’aux genoux, cachant son plastron d’argent. Il se tourna vers le garde et lui dit gravement :

  — Allons, Gadear, ne vous laissez pas aveugler et demandez-vous plutôt qui ce sera, la prochaine fois.

  Quelques jours plus tard, un Nain qui pêchait la crevette sur le grand lac d’Harokar remonta dans ses filets le cadavre d’un Elfe. Il jura contre cette prise maudite, synonyme d’une journée de perdue s’il rapportait la dépouille à la caserne des docks. Il trouva dans la doublure de la cape une petite bourse en cuir contenant cent Pianes d’or. Le Nain bénit finalement cette pêche miraculeuse et, tout en balançant le cadavre par-dessus bord, se dit fièrement qu’il valait toujours mieux un bon pécule plutôt que l’Ordre aux fesses.