Le discours
Jeronias marchait sur les berges verdoyantes du lac de la Grande Clairière, si calme en cette fraîche matinée. Il était seul, sur le sentier herbeux envahi par les jeunes pousses de graminées galvanisées par les fortes pluies de ces derniers jours. L’Elfe avançait lentement, comme s’il désirait marquer chaque pas d’un ton solennel, mais il ne ressentait aucun besoin de se montrer glorieux avant l’heure. Il ferma les yeux afin d’écouter les sons de la forêt environnante, du chant du Pic vert au bourdonnement des essaims d’abeilles.
Dans quelques heures, ce ne serait plus la même mélodie qui envahirait ses oreilles, mais une cacophonie sans nom, justifiée depuis des décennies. Dans quelques heures, un grand débat animerait une assemblée, aussi hétérogène dans ses points de vue que ferme dans ses propos. Dans quelques heures, l’avenir des Terres, voire du Continent se jouerait à nouveau, car tel était le même rituel tous les ans, lors de l’équinoxe d’automne. Ce rituel, c’était le vote annuel du Conseil second en faveur, ou non, de l’indépendance de la Persicante.
Depuis cent soixante-huit ans très exactement, date de la création du Conseil second, les Elfes qui y siégeaient avaient pour mission, entre autres, de donner à la Persicante son autonomie tant convoitée, ou bien reconduire la décision à l’année suivante. Autant dire qu’une bonne partie des habitants des Terres attendait avec avidité ou appréhension le résultat des votes.
Le Conseil second se composait de quarante-deux membres, répartis en trois groupements de quatorze personnes. Le premier était le groupement conservateur ou terriste, qui prônait la nécessité de garder l’ensemble des onze régions des Terres sous une même bannière. Le deuxième était le groupement séparatiste, qui défendait les intérêts de la Persicante comme province autonome. Quant au troisième, c’était celui à convaincre. Le nom officiel complet était le Groupement de la Neutralité Indépendantiste, mais on préférait largement utiliser pour eux le sobriquet de Mystadolh, « les Louvoyants ». En effet, ce sobriquet provenait du fait qu’en théorie, seule leur voix était susceptible de changer en faveur d’un groupement ou d’un autre, en fonction des argumentaires présentés.
Chaque année, les Terristes obtenaient systématiquement la majorité des votes du Conseil second, remettant le devenir de la Persicante indépendante entre les mains du scrutin de l’année suivante. L’affaire de la Persicante concernant également l’Ordre, les Nains aussi avaient leur mot à dire. Et c’est là que les choses se corsaient : la Persicante gagnerait officiellement sa totale indépendance si, et seulement si elle obtenait les faveurs des Terres et de l’Ordre la même année. Néanmoins, sous le Grand Dôme d’Harokar, on était plus souple dans ses choix, que sur le plancher du Conseil second. Les Nains réalisaient ce scrutin simplement, à main levée, sans vrai débat pour nourrir les prises de décisions. Finalement, l’issue du vote en devenait imprévisible si bien que l’on constatait, avec le recul, autant d’années favorables que d’années défavorables. Or, pour cette fois, l’Ordre avait donné un avis positif pour l’indépendance de la Persicante, deux décades auparavant. En temps normal, cela n’aurait nullement inquiété les Terristes, habitués à faire face à cette situation, en amenant suffisamment de Mystadolh avec eux. Mais Jeronias, ardent défenseur de la souveraineté des Terres en Persicante, était cependant très préoccupé par le dénouement du scrutin de cette année. En effet, depuis la mort de Jia, vingt-huit ans plus tôt, les Terristes s’étaient retrouvés affaiblis, privés des talents de leur oratrice qui avait toujours su donner la victoire à son groupement. Mais cette année plus particulièrement, Jeronias, qui allait une nouvelle fois parler pour défendre son parti, devrait plus que jamais faire preuve d’ingéniosité. En effet, le Conseil second se trouvait dans une situation inédite puisque sur les quatorze membres composant les Mystadolh, cinq allaient participer à leur premier vote. Et c’est donc sur ces cinq Elfes que les Terristes, tout comme le groupement séparatiste, allaient focaliser leurs attentions.
Durant une bonne heure, Jeronias savoura pleinement la quiétude de la forêt d’Hayssem, comme si la nature se préparait à la tempête verbale qui approchait à grands pas. L’ouverture des débats commencerait après le zénith et s’en suivrait une alternance des temps de parole terristes et séparatistes toutes les heures, jusqu’au coucher du soleil où le scrutin aurait lieu immédiatement après. Quatre discours terristes. Quatre discours séparatistes. Huit heures pour convaincre cinq politiciens indécis. L’enjeu était de taille, mais Jeronias, qui savait à quoi s’en tenir depuis le dernier brassage au Conseil second, tentait d’aborder l’épreuve avec le plus de sérénité possible.
Il retourna aux abords de Sohlamarghae, où il vint à la rencontre d’un autre Elfe, richement vêtu et qui tenait un imposant rouleau de parchemin ocre. À son approche, il salua Jeronias qui lui renvoya la pareille d’un léger signe de la main.
— Bonjour, Nysen, comment vas-tu en ce jour décisif ?
— Bonjour Jeronias. Pour l’instant, je suis toujours en vie, alors considère que je vais bien. Prêt à entrer dans l’arène ?
— Plus que jamais.
Les deux Elfes pénétrèrent dans la cité, en direction du Conseil second. La ville de Sohlamarghae avait été façonnée sous, dans et autour de grands arbres au troncs solides. La capitale se composait de la ville basse, où les constructions au sol, destinées aux commerçants et autres citoyens des Terres, avaient envahi une grande partie de la Grande Clairière. Juste au-dessus, d’immenses plateformes entourant les épais troncs gris pâle formaient la ville mitoyenne, abritant les lieux de culte et de recherche, mais aussi les résidences de la bourgeoisie sohlamarghienne. Les trois Conseils elfiques s’y trouvaient également. Enfin, la ville supérieure, large plateforme juste sous la canopée de la forêt, était le lieu de résidence des hauts dirigeants elfiques, ainsi que de l’Émissaire doré, l’équivalent du Roi chez les Humains ou du Grand Ancien chez les Nains.
Jeronias et Nysen ne s’attardèrent pas dans les rues de la ville basse et prirent le premier escalier menant au niveau supérieur, après avoir salué les gardes qui surveillaient le passage. Alors qu’ils commençaient leur ascension autour d’un vieux sapin, Nysen présenta à Jeronias son parchemin.
— J’ai travaillé toute la nuit, mais je pense qu’on devrait s’en sortir. Je suis resté classique tout en veillant à prendre en compte chacune des personnalités des derniers arrivés. Ça devrait les rendre plus faciles à convaincre, mais tu te feras ta propre opinion lorsque tu le prépareras.
— Tu as réussi à cerner leurs mœurs en si peu de temps ? Leyn et Narmen ont intégré le Conseil il y a trois décades. Faelion a souvent été absent, quant à Elares et Meora, ils m’ont paru, jusqu’ici, trop introvertis pour savoir comment les cerner.
— Ne t’inquiète pas, lui rassura Nysen. Ils y trouveront chacun leur compte dans tes dires. Mais ne te repose pas trop sur le texte non plus. C’est toi qui clôtureras la séance donc tous auront sept heures de discours dans les oreilles et on commencera à sentir l’impatience du vote, mais en jouant sur ça, il y a moyen d’attirer leur attention, voire même de faire basculer les avis.
— Tu as repris tous les points importants ?
— Bien sûr ! Je ne suis plus un débutant. Commerce intérieur, recherche, armée, sans oublier Aeglina et Mithrana, nos arguments de poids.
— Il faudra qu’ils pèsent lourd, tout à l’heure. Très lourd, même.
— Pas de soucis. Ce que tu as là, c’est du lourd justement.
Jeronias récupéra le parchemin.
— Merci beaucoup pour ton investissement, Nysen. Je suis ravi de t’avoir comme greffier de groupement.
— Tout le plaisir est pour moi.
— As-tu travaillé sur les discours des trois autres ?
— J’ai simplement ajouté des éléments à partir des dires de l’an dernier. Ç’avait plutôt bien marché alors j’ai conservé les mêmes bases.
— J’espère que ça ne fera pas trop redondant.
— Je ne pense pas, rassura le greffier. J’en ai discuté avec eux quand je leur ai présenté les textes. Ils paraissaient satisfaits.
Les Elfes arrivèrent en haut du colimaçon, qui débouchait sur la plateforme sud de la ville mitoyenne. Ils se dirigèrent ensuite vers le bâtiment du groupement terriste, non loin du Conseil. Tout était de bois, même les sculptures qui ornaient l’entrée d’une grande majorité de constructions. Celle du Conseil second représentait un lézard.
— Bien, déclara Jeronias. C’est ici que je t’abandonne. Je m’en vais m’imprégner de ton remarquable travail. On se retrouve au Conseil.
L’Elfe laissa son ami s’éloigner, puis franchit l’entrée du bâtiment et salua un de ses collègues avant de monter au premier étage, puis regagna rapidement son bureau. La pièce se composait simplement d’une bibliothèque, d’un miroir et d’un lutrin posé contre le mur, à côté de la fenêtre donnant sur la place des trois Conseils.
L’Elfe s’enferma afin d’éviter d’être dérangé, puis s’assit et déroula le parchemin de deux mètres de long. Avec ce précieux manuscrit, il allait facilement pouvoir tenir l’heure impartie. Nysen avait attendu jusqu’à l’ultime moment, car un Conseil extraordinaire avait eu lieu la veille au soir. En effet, habituellement, les raisons exactes des résultats du scrutin de l’Ordre n’arrivaient à Sohlamarghae que bien après les votes du Conseil second. Ce dernier ne pouvait donc, en temps normal, s’appuyer que sur l’acceptation ou le refus de l’indépendance. Or, cette année, le Conseil des Anciens s’était réuni plus tôt que d’habitude, ce qui avait permis aux scribes de retranscrire ce qui s’était dit, et de le transmettre aux Elfes juste avant le vote du Conseil second. Cela avait bien sûr animé les Séparatistes d’une vigueur non négligeable, mais les Terristes savaient que rien n’était encore établi et que tout allait se jouer le lendemain.
Les heures passèrent, jusqu’au moment fatidique où Jeronias, imbibé d’arguments tout droit sortis de son parchemin, fut interrompu dans sa préparation par le son aigu d’une corne.
— Déjà ? s’étonna-t-il. Bah… J’ai toujours sept heures devant moi pour finir tout ça.
L’Elfe replia son parchemin, se rafistola rapidement le col et les plis de sa tunique, avant de sortir de son bureau. Quitte à mener une campagne verbale, autant être présentable, surtout qu’un défaut visible pouvait ruiner un discours, tant les adversaires attendaient de repérer la moindre faille pour s’y engouffrer.
Jeronias arriva devant le Conseil second, où ses confrères patientaient. Il y avait des Terristes, des Mystadolh, mais aussi des Séparatistes. La particularité de la politique des Terres était que les protagonistes qui siégeaient à l’un des Conseils laissaient les débats de côté au moment où ils en sortaient. Cela permettait une meilleure vie en communauté, puisque chacun était libre de ses opinions. Ainsi, des membres de la même famille pouvaient être d’avis divergeants, appartenir à des groupements antagonistes, cela n’entravait en rien leur relation.
Les politiciens discutaient calmement sur les méthodes de vote de l’Ordre, sans jamais hausser le ton. Ils constataient seulement qu’un moyen plus efficace serait plus juste, ce qui était également l’avis de certains des Séparatistes, qui leur reprochaient de n’avoir pas grand-chose à faire des questions d’indépendance.
Le son de corne retentit de nouveau et les portes du Conseil s’ouvrirent, donnant sur un grand hémicycle, avec une estrade en son milieu. Les quarante-deux conseillers s’engouffrèrent dans la fraîche salle, dont l’atmosphère n’allait pas tarder à chauffer dès les premières minutes. Jeronias s’assit à son siège au premier rang qu’il occupait depuis sept ans, aux côtés de Nysen qui s’empressa d’installer une pile de parchemins vierges dans un casier prévu à cet effet.
Lorsque tout le monde eut pris place, Loscan, un des trois ministres de l’Émissaire doré, entra à son tour et salua le Conseil avant de se poster derrière son parloir, juste à côté de l’estrade. Le vieil Elfe ôta sa cape orangée et posa également son sceptre, qui lui servait aussi de canne, contre sa chaise.
Une fois le silence obtenu, il prit la parole :
— Bonjour à tous. Merci d’être présents pour ce cent soixante-huitième scrutin annuel d’indépendance. Je sais qu’une longue séance nous attend. Aussi, je ne vais pas m’éterniser, et vais simplement vous rappeler les règles, pour celles et ceux qui votent pour la première fois. Tout d’abord, au niveau du temps de parole. Il est de quatre heures pour les Groupements terriste et séparatiste, et nul pour le Groupement de la Neutralité Indépendantiste. Les atteintes physiques sont prohibées sous peine d’une pénalité de voix. À la fin, le scrutin aura lieu par bulletin secret et sera dépouillé immédiatement après que le dernier membre de ce Conseil aura voté. Je rappelle enfin qu’il n’y a pas de vote blanc et que, suite à la décision de l’Ordre pour cette année, une égalité des voix entraînera une priorité pour le Groupement séparatiste. Chers Conseillers, j’appelle à présent devant vous le conseiller Fanieris, du Groupement séparatiste, pour la première prise de parole.
Un jeune Elfe à l’allure hautaine descendit l’escalier et se plaça sur l’estrade avant d’installer son parchemin sur le lutrin devant lui. Loscan tapa sur une clochette et le politicien enchaîna immédiatement sur son discours. À peine avait-il fini sa première phrase, qu’une huée en provenance du Groupement terriste fulmina à travers le Conseil. Cela avait plus pour but de perturber le palabreur, que d’empêcher les Louvoyants de l’entendre. Les critiques fusaient. On s’invectivait, on braillait, on jurait et, de part et d’autre du Conseil, les remarques allaient de très bon train. Seuls les quatorze Mystadolh, stoïques, analysaient les paroles de Fanieris. Jeronias, tout comme Nysen, écoutait avec avidité, car si les premiers dires n’avaient, en soit, pas grande importance, chaque parti pouvait adapter ses discours suivants en fonction de ce qui avait été déclaré juste avant.
Au bout d’une heure, le ministre Loscan interrompit Fanieris par un nouveau son de clochette. Il appela ensuite Neirel, des Terristes. Cette fois, ce fut au tour des séparatistes de scander leur désaccord.
Le manège dura cinq heures, où chaque parti vit son temps de parole arriver à trois heures. On y avait eu des arguments de toute sorte, pour convaincre les Louvoyants indécis. Tous les domaines avaient été passés au peigne fin : historique, scientifique, militaire, économique, géographique. Tout était prétexté pour donner ou ne pas donner l’indépendance à la Persicante.
Puis, ce fut au tour d’Alaey, du Groupement séparatiste, de monter sur l’estrade. La dernière heure de parole de son parti fut la plus riche en arguments.
–… Les guerres indépendantistes menacent ! Et pas seulement pour la reconnaissance de Persicanis ! Il en est de même pour Mithrana et Aeglina où l’on rapporte chaque décade de nouveaux assassinats en vue d’obtenir une indépendance officielle ! Pensez à vos enfants, qui devront vivre dans la peur d’être la prochaine cible ! Si nous donnons l’accord, cela permettra, dans un premier temps, d’apaiser les tensions afin de rétablir plus efficacement le dialogue avec les ultra-indépendantistes persicans, mais aussi aeglens et mithrans !
La salle était plus agitée que jamais, mais l’Elfe ne cilla pas et poursuivit son exposé :
–… Qu’en est-il d’Ahyl ? La cité qui fut jadis le fleuron de la recherche de tout le Continent filtre les informations qu’elle envoie à Sohlamarghae uniquement à cause de tout ceci. Chers amis, vous avez le pouvoir de mettre aujourd’hui, un terme à ces enfantillages, non pas en réprimandant une nouvelle fois ces mauvais élèves, mais en leur prouvant que le gouvernement des Terres sait aussi entendre ses citoyens, jusqu’au-delà de ses frontières !
Alaey poursuivit ainsi son argumentaire, avec une forte conviction animée par une gestuelle précise. Il termina à l’instant même où la clochette retentit, sous les applaudissements de son parti. À cet instant, Jeronias replia son long parchemin et, imperturbable, alla faire face au Conseil dès qu’il fut appelé. Il regarda Nysen qui l’encouragea d’un signe de la tête, lui qui venait de parfaire son discours jusqu’à la dernière minute. Jeronias perçut alors une sensation peu commune, celle d’avoir tout l’avenir du Continent entre ses mains. Non pas un sentiment de puissance ou de richesse, mais bien celui de pouvoir déplacer des montagnes par la seule force de sa voix. Il attendit que la clochette résonne pour se lancer, sans s’arrêter, pour une heure de discours.
–… Le Meilis, le Persican, le Kraemin et l’Orethyne. Trois régions pour l’Ordre et une pour les Terres. Et vous songez sincèrement à offrir, d’un coup d’un seul, tout cela à une communauté qui n’est même pas en mesure de maîtriser le cours de la Piane ? Piane qui, je vous le rappelle, a été adoptée dans le but de donner à la Persicante, une partie de son autonomie monétaire. Je n’ose imaginer ce qu’il en sera dans quelques années si nous laissons la Persicante s’autogérer. Nous avons besoin d’elle, c’est un fait, l’observatoire d’Ahyl, par exemple en est la preuve, mais elle a aussi et surtout besoin de nous !
Jeronias parla ainsi, ignorant les Séparatistes les plus téméraires le huer tout au long de l’heure, qui passa à une vitesse folle, à mesure que le vote approchait. Le dernier son de clochette retentit comme un glas divin, couvert par les ovations du groupement terriste. Le sort en était jeté, et plus personne ne pouvait influencer les intentions des Mystadolh. Dans quelques minutes, soit le Conseil second serait dissout et son reliquat transféré à Karka-Haven, capitale autoproclamée de la Persicante, soit la même situation était vouée à se reproduire dans un an.
— Bien, annonça Loscan. Je déclare la séance terminée. Il est temps de passer au vote. Levez-vous, un à un, et allez déposer votre voix dans l’urne, et l’autre papier dans le brasier à côté.
Comme il était de coutume au Conseil second, ce fut aux Louvoyants d’ouvrir le bal. Chacun des quatorze conseillers quitta son siège et se dirigea vers une petite pièce, séparée du reste par un rideau rouge. Avant d’entrer, on y récupérait deux bulletins différents, on passait le rideau, on plaçait son vote dans une urne et l’autre choix dans un minuscule brasier. Puis, ce fut au tour des Séparatistes, puis des Terristes d’aller voter. Jeronias clôtura le scrutin. Il se retrouva dans l’isoloir, avec ses deux bulletins. L’un comportait le dessin d’une fibule, symbole des Terres, l’autre un diadème, symbole de la Persicante. Sans hésiter, il glissa la fibule dans l’urne et jeta le diadème au feu.
— Bien, déclara le ministre alors que Jeronias reprenait place. Le vote est à présent terminé. C’est le moment du dépouillement.
— J’espère que tu as été convaincant, murmura Nysen à son ami.
— Il le faut, assura Jeronias. Il le faut.
Loscan rapporta puis ouvrit l’urne devant l’assemblée, et annonça un à un les bulletins. On arriva à la traditionnelle égalité à quatorze partout, signe que, dans l’absolu, chaque membre des groupements extrémistes avait été loyal et ne s’était pas fait influencer par l’adversaire. On supposait, à présent, que les votes qui suivaient étaient théoriquement ceux des Louvoyants. Les premières voix furent annoncées, avec autant de pour que de contre. Les résultats allaient être serrés jusqu’au bout, comme le redoutait Jeronias.
— Indépendance ! lança Loscan en montrant un papier contenant un diadème.
— Dix-neuf partout, plus que quatre bulletins, déclara Nysen en se retournant à l’adresse de ses treize compatriotes.
— Indépendance ! poursuivit Loscan.
— Non, non, non, jura Jeronias pour lui-même.
Ce n’était pas possible. Il s’était fait la promesse de faire perdurer les desseins de Jia. On ne pouvait pas offrir l’indépendance à la Persicante de son vivant, pas alors qu’il avait clôturé la séance avec un pareil discours. Il ressentit également la tension de Nysen, ainsi que celle de toute l’assemblée qui retenait son souffle. Il restait trois bulletins dans l’urne. Si un seul de ces bulletins contenait un diadème, la Persicante obtiendrait immédiatement son indépendance.
— Conservation !
Vingt partout. Plus que deux bulletins.
— Conservation !
Plus personne ne parla. Le dernier bulletin valait, à lui seul, des années de débat, de campagne, d’encre coulée et de sang versé. Jeronias ne pourrait supporter la défaite. Il ferma les yeux et attendit le verdict.
— Conservation !
Les Terristes hurlèrent de joie, masquant complètement le discours du ministre qui déclarait l’officialisation du vote. Jeronias fut acclamé parmi les siens comme un héros. L’Elfe avait réussi l’exploit d’aller à l’encontre de la décision de l’Ordre, et de convaincre huit des quatorze Mystadolh. Il put respirer de nouveau et savourer cet instant de victoire marqué par les acclamations de son parti et les traditionnelles protestations des Séparatistes. Les Elfes commencèrent à évacuer le Conseil et, alors que la nouvelle se répandait dans la ville, retrouvèrent leur imperturbabilité originelle bien propre à leur politique.