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Le fils du commandant

 Le fils du commandant

  Le paysage défilait, dune après dune, monotone. Olnas ne souhaitait dès lors qu’une chose : que le convoi quitte au plus vite cette partie hostile du Moron. Malgré le soleil écrasant et la visibilité complètement dégagée, tout n’était que poussière dorée et voûte azurée. Cela faisait maintenant sept jours que l’Elfe et ses compagnons avaient quitté Flankoar pour rejoindre Lamerha, au sud de l’Enilin. La mission pouvait, à première vue, paraître banale, mais c’était en réalité une première pour les membres de la garnison de l’avant-poste elfique. En effet, ce type de trajet n’était que rarement réalisé pour la simple et bonne raison qu’il valait mieux passer par Orthen puis longer la Déchirure jusqu’à Lamerha. Cela rajoutait environ quatre jours de voyage, mais avait le mérite de demeurer plus sûr : il était préférable d’affronter les inquiétantes crevasses au nord, plutôt que le désert ardent de l’est de l’Eryghla.

  Ce qui avait poussé l’expédition à tenter un pareil périple était la récente promotion d’Ealfas, le père d’Olnas, devenu commandant de l’avant-poste de Lamerha. Pour l’occasion, Olnas, qui lui dirigeait une escouade de cinq frères d’armes, avait décidé de rendre hommage à son père par ce périple, dès la fin de leur quart à Flankoar. De plus, le groupe ne voyageait pas les mains vides. Olnas avait fait réaliser, par les maîtres-verriers de Flankoar, un magnifique cimeterre en verre grandeur nature, qu’il s’empresserait de remettre à son père, une fois arrivé à destination. Cela faisait des années qu’Ealfas manifestait une immense fierté paternelle envers son fils et il était donc normal que ce dernier, pour une telle occasion, lui rende la pareille. Les rares chevaux de l’avant-poste étant réservés pour les messagers et les trajets les plus urgents, la compagnie avait dû, par conséquent, se contenter d’une expédition à pied.

  Le groupe se composait de quatre autres Elfes : les archers Aelsyn et Ilfahir ainsi que Noeben et Erael qui avaient fait leurs classes à Lanmyr. Il y avait également une Naine, Faloria, dont le talent pour cuisiner des mets succulents avait fait sa renommée parmi les avant-postes elfiques. Enfin, deux mules de bât transportaient le matériel et les vivres. Tous étaient fidèles à Olnas et n’avaient pas hésité une seule seconde à oser affronter, avec lui, cette traversée sans escale du nord du Moron.

  Le convoi progressait lentement mais sûrement. Ils disposaient encore de quatre jours d’eau et de nourriture, mais ils devaient normalement arriver à destination dans deux.

  Le soleil couchant tapait dans le dos des voyageurs, mais aucun ne bronchait, pas même les braves équidés qui avançaient, les yeux plissés et le souffle court. Olnas se tourna vers ses compagnons, dont la fatigue s’était dessinée sur leur visage à mesure qu’ils se rapprochaient de leur destination.

  — Ça suffit pour aujourd’hui, ordonna-t-il.

  À ses mots, la troupe tomba dans le sable, à moitié assommée par la chaleur.

  — Il était temps ! souffla Ilfahir.

  — À ce rythme, nous y serons demain soir, marmonna Erael.

  — Ça ne risque pas, annonça Faloria, nous n’avons pas encore passé la frontière avec l’Enilin. Et quand j’ai dit que nous allions être justes au niveau des denrées, je ne plaisantais pas.

  — Aaah ! gémit Ilfahir. Moi qui pensais que tout serait terminé demain.

  — Courage, mes amis ! galvanisa Olnas. Nous ne sommes plus très loin. L’air est plutôt frais ce soir, signe que nous nous rapprochons de la forêt d’Hayssem et donc de Lamerha.

  — D’ailleurs, ne devrions-nous pas commencer à apercevoir le fameux mirage de son orée ? interrogea Noeben.

  — La veille de notre arrivée, ce sera le cas, répondit Olnas. Autrement dit, demain si tout va bien. En attendant, montons le bivouac avant que la nuit ne nous rattrape.

  Tous s’exécutèrent, habitués depuis presque une décade à ce rituel quotidien. Ils étaient exténués, mais la promesse d’un bon repas et d’un repos réparateur les motiva plus que jamais. Faloria prépara avec de la viande séchée un ragoût épicé, tandis que les mules s’abreuvaient mollement avec le peu d’eau qui leur était réservée.

  Une fois le campement installé, ils prirent place en cercle autour de la petite marmite dont il manquait simplement le feu en dessous. Il n’y avait évidemment pas de bois dans le désert, la nourriture n’était donc pas aussi chaude que si elle avait été cuite, mais Faloria disposait d’une technique bien à elle, en utilisant la chaleur résiduelle du sable afin de réchauffer les aliments au moyen d’un récipient en terre.

  — Si les denrées sont froides, c’est que l’Abîme nous entoure, mes enfants, avait-elle plaisanté.

  Olnas attrapa dans son paquetage un tissu qui avait été lacé autour d’un objet long et recourbé. Il défit les liens et contempla le cimeterre de verre dans le crépuscule du Moron.

  — Au fait, est-il affuté ? demanda Aelsyn

  En réponse, Olnas prit un des morceaux de tissu et le trancha sans effort, comme si l’arme coupait de l’air.

  — Mieux qu’un vrai, constata-t-il avec fierté.

  Ce présent était le minimum qu’il pouvait offrir à son père, après tout ce que ce dernier avait fait pour lui, que ce soit par son enseignement ou par son soutien. Il fut à ses côtés quand il tint une épée dans ses mains pour la première fois, plus d’un siècle auparavant. C’est lui qui l’avait présenté à Nirien, l’ancien commandant de l’avant-poste d’Orthen, lors de son premier jour d’affectation. Enfin, c’est grâce à lui s’il était aussi fier de diriger des missions de surveillance le long de la Déchirure. Par ailleurs, il lui avait également rendu hommage lorsqu’il avait tué son premier Kiarg durant une escarmouche.

  Après le rapide repas, Olnas plaça les traditionnels Reontih ; deux bâtons plantés dans le sable et permettant de conserver la bonne route tout au long d’un voyage dans le désert, même durant une tempête. Le premier, grand au bout rond, matérialisait la direction d’origine. Le second, plus petit, à bout fin et placé à un mètre du premier, désignait l’azimut à prendre le lendemain.

  Par la suite, ils s’endormirent avec l’avide espoir de la destination toute proche.

  — C’est quoi ce brouillard ? tonna Ilfahir.

  Olnas se réveilla en sursaut, mais ne perçut rien autour de lui. Il sentait comme une agitation, mais une épaisse fumée grise l’entourait.

  — Ce n’est pas un brouillard brailla-t-il, c’est l’Abîme ! Le vent s’est levé cette nuit !

  La première chose qu’il ressentit fut la frustration de ne pas avoir su correctement s’orienter. En effet, ils avaient vraisemblablement dépassé la route reliant Orthen à Lamerha tout en ayant beaucoup trop dévié vers le nord, se rapprochant inexorablement de l’Abîme. Et voilà qu’ils y étaient. L’épaisse brume grisâtre était suffisamment opaque pour qu’Olnas ne voie pas ses propres épaules. Il connaissait la dangerosité de ce phénomène, mais avait toujours su l’éviter. Comment avaient-ils fait pour se mettre dans une telle situation ?

  — Tout le monde est là ? Aelsyn ! Erael ! Noeben ! Faloria !

  Les trois Elfes répondirent, mais la voix de la Naine manqua à l’appel.

  — Faloria ! lança Ilfahir.

  Pas de réponse. Olnas tenta de se ressaisir :

  — Y en a-t-il qui sont en contact physique ?

  — Pas moi !

  — Ni moi !

  — Non plus, et je n’entends plus les mules !

  Ils savaient qu’ils devaient faire vite. L’Abîme pouvait rester là durant des semaines en fonction des caprices de la météo. Le plus vital était qu’ils devaient à présent se regrouper afin d’avoir le plus de chance de retrouver leur route.

  — Trouvez les Reontih !

  Olnas, sentant la panique l’envahir, se mit à genoux dans le sable et commença à chercher à tâtons les minces bâtons de bois qu’il avait planté la veille. Il savait approximativement où ils étaient, mais comment être certain qu’il était dans la bonne direction ?

  — Je l’ai ! annonça soudain Noeben.

  — Le grand ou le petit ?

  — C’est le grand, mais… il n’y a plus le petit ! Il n’est pas autour du grand ! Je ne le trouve pas !

  Olnas sentit la panique s’emparer de ses compagnons. Avec seulement le grand Reonti, ils étaient condamnés à errer au hasard. L’Abîme, en plus de rendre la vue inutilisable, représentait un danger pour deux autres raisons. La première était que les sons étaient réduits et faussaient leur localisation. Quant à la seconde…

  — Quelque chose vient de m’effleurer la jambe ! cria Aelsyn. Mais où ai-je mis ma dague ?

  Olnas se figea.

  Le cimeterre. Il l’avait posé non loin de sa couche. Malheureusement, dans la panique, il s’était mis à marcher et, complètement désorienté, ne savait plus d’où il était venu. À cet instant, il sentit comme une force glissante lui entourer sa jambe. Olnas fulmina et se débattit violemment. Lorsqu’il reposa son pied, tout était redevenu normal.

  — Ça va ? interrogea Ilfahir.

  — Oui, répondit Olnas. Mais il y a quelque chose sous ou autour de notre position, et ça à l’air hostile. À défaut de pouvoir nous retrouver, nous n’avons plus qu’à marcher et espérer sortir de là, c’est notre seule chance.

  — Et comment saurons-nous que nous allons dans la même direction que les autres ? manda Erael.

  — Vous n’aurez qu’à suivre ma voix. Je chanterai Le grain de sable. Vous me répondrez à la fin de chaque couplet.

  — Et Faloria ?

  — Et nos affaires ?

  — Nos affaires peuvent se trouver à nos pieds ou bien à plusieurs mètres et il faudrait maintenant un miracle pour tomber dessus par hasard. Quant à Faloria… vous savez ce qu’il nous reste à faire. Nous n’avons plus le choix.

  Cette décision fut déchirante pour Olnas qui abandonnait à la fois le précieux cadeau pour son père, mais surtout un de ses compagnons. Qu’allait donc penser Ealfas de lui, lorsqu’il viendrait à sa rencontre en racontant qu’il s’est bêtement fait avoir par l’Abîme, lui qui connaissait les risques mieux que quiconque ?

  Encore fallait-il qu’ils y arrivent.

  À ce moment, une succession de claquements fusa autour d’eux, donnant des frissons à Olnas. Ce dernier choisit une direction au hasard et, tout en marchant le plus droit possible, entonna alors un chant connu dans tous les avant-postes elfiques. À chaque fin de phrase, il espérait entendre tous ses camarades lui répondre afin d’être certain qu’ils le suivaient.

Il y avait un grain de sable,

À jamais oublié.

C’est le grain de sable à jamais oublié !

 

Il y avait une émeraude,

Dans la nuit enfermée.

C’est le grain de sable de l’émeraude à jamais oubliée !

 

Il y avait une pierre noire,

Posée contre un rocher.

C’est le grain de sable de l’émeraude dans la pierre noire à jamais oubliée !

 

  C’était évidemment son père qui lui avait appris ce chant. Olnas le trouvait très beau et ce fut le seul artifice qu’il usa sur le moment pour masquer son angoisse permanente. Il marchait, les bras devant lui, faisant des petits pas sûrs.

  Qui sait. Si l’Abîme les avait envahis, comment être certains qu’ils ne finiraient pas leur course dans une crevasse de la Déchirure ? Olnas regarda en l’air, mais ne put évidemment pas percevoir le soleil. De nouveau, les claquements se firent entendre et l’Elfe reprit la chanson de plus belle :

Il y avait une rocaille,

Vieille et tout entaillée.

C’est le grain de sable de l’émeraude dans la pierre noire contre la rocaille à jamais oubliée !

 

Il y avait un chêne vert,

Planté tout au sommet.

C’est le grain de sable de l’émeraude dans la pierre noire contre la rocaille près du chêne vert à jamais oublié !

 

Il y avait une montagne,

Qui vers les cieux pointait.

C’est le grain de sable de l’émeraude dans la pierre noire contre la rocaille près du chêne vert sur la montagne à jamais oubliée !

 

Il y avait un faucon sacre,

Dans un vol enivré.

C’est le grain de sable de l’émeraude dans la pierre noire contre la rocaille près du chêne vert sur la montagne sous le faucon sacre à jamais oublié !

 

Il y avait une tempête,

Qui a tout balayé.

 

  Olnas se figea. C’était le dernier couplet et aucun de ses camarades ne répondit. Paniqué, il les appela :

  — Ilfahir ! Aelsyn ! Noeben ! Erael !

  Il n’eut comme réponse qu’une plainte stridente qui lui glaça le sang.

  — Ilfahir !

  L’Elfe reconnaissait le cri déchirant de son ami. Le son était altéré et brouillé par l’Abîme. Olnas se rua dans ce qu’il espérait être la bonne direction. Tout en se hâtant, il continuait de héler ses compagnons.

  Après avoir couru durant un temps indéterminé, qui s’approchait de l’éternité dans l’esprit d’Olnas, ses ultimes pensées, avant qu’il ne tombe, allèrent pour son père qu’il aurait tant souhaité revoir une dernière fois.

  Olnas manqua de s’étouffer en s’éveillant. Il faisait nuit et ne savait pas dans ni sur quoi il avait chuté. Il pensa à une flaque de boue, à sentir son visage asséché. Il cracha une nouvelle fois et reconnut une odeur familière, mais morbide.

  — Du sang, marmonna-t-il.

Il se redressa et passa ses mains sur son visage. Il comprit qu’il en était recouvert.

  — Du sang dans le désert, qu’est-ce qui a bien pu…

  Il s’arrêta lorsque ses doigts arrivèrent au niveau de ses tempes. Une horrible douleur le saisit à cet endroit. Il sentit le sable collé sur son front et essaya d’ouvrir les paupières… en vain.

  — Non, gémit-il. Pas ça.

  Olnas poussa une longue plainte alors qu’il découvrait que son visage avait été lacéré de toute part, en particulier au niveau de ses yeux. Il était désormais aveugle et comprit que le sang qui le recouvrait était le sien.

  Olnas se laissa envahir par le désespoir. Même si la vue ne servait à rien dans l’Abîme, comment pouvait-il être sûr qu’il n’y était plus ? Il ne ressentait ni l’air moite de la brume ni la chaleur d’un soleil salvateur. C’en était fini de lui. Il avait perdu son espoir, ses compagnons…

  — Le cimeterre !

  L’Elfe, qui tapait de rage dans le sable autour de lui, sentit un objet, à moitié enfoncé dans le sol. Il l’extirpa et, s’il avait encore eu ses yeux, aurait fondu en larme en reconnaissant le cadeau pour son père. Il était revenu à l’endroit de leur campement et avait sans doute trébuché contre un élément laissé sur place par le groupe, avant qu’il ne tombe, la tête la première, sur ce qui était désormais le symbole de sa cécité. Il ne comprit cependant pas pourquoi l’arme avait été sortie de son étui. Olnas savait que l’Abîme, selon la légende, regorgeait de créatures des plus machiavéliques, qui n’hésitaient pas à faire souffrir pendant des jours leurs victimes. Il en avait à présent la preuve formelle. Il chuchota le nom de ses camarades, avant de s’évanouir, acceptant la fatalité des ténèbres qui l’avaient abattu.

  — Mais, comment avez-vous fait pour vous en sortir ? demanda Nalaer au grand et désormais vieux maître de la guilde des Pionniers de l’Abîme.

  L’Elfe le fixa, de son regard vide de sentiments. Les rides avaient marqué son visage à travers le temps depuis l’époque où seuls les récits fabuleux alimentaient les connaissances sur la Brume du nord.

  — Je me suis réveillé à Lamerha, mon père à mon chevet. Il me raconta comment Faloria et Ilfahir m’avaient retrouvé, gisant dans le désert. L’Abîme s’était dissipé et ils avaient aperçu les corps sans vie d’Erael et d’Aelsyn. Noeben n’est jamais réapparu. Ils m’ont donc transporté sur le dos d’une des mules jusqu’à destination. J’ai appris que l’Abîme avait rendu muette Faloria et sourd Ilfahir.

  — C’est pour ça que vous l’avez entendu crier, analysa l’Humain. Sans ouïe, il ne pouvait plus articuler correctement.

  — Oui, en rajoutant à cela que ses oreilles avaient été arrachées par je ne sais quel monstre. De plus, ce qu’on avait pris pour des claquements menaçants était en fait Faloria qui tapait dans ses mains pour se signaler. Mais l’Abîme est traître et tout y paraît hostile et imprévisible.

  — Vous avez quand même pu remettre le présent à votre père.

  — Oui, c’était ma plus grande fierté, même si j’aurais tout donné pour revoir son sourire à ce moment-là.

  — Parfois, on a juste besoin de ressentir. La vue est annexe. Mais après toutes ces années, vous avez réussi à dompter votre peur, à créer notre guilde vouée aux expéditions en ce lieu méconnu et à y pénétrer à nouveau de très nombreuses fois. Comment peut-on avoir foi en la vie sans voir, mais faire le choix de la risquer contre un ennemi qu’on ne peut ni toucher ni combattre ?

  Olnas sourit. Nalaer était l’un des seuls Humains à qui il pouvait réellement se confier, après toutes ces années à vagabonder au-delà de la frontière septentrionale de l’Enilin.

  — Ici, justement, voir ne sert à rien. Une fois dans l’Abîme, on ouvrirait grand les yeux, ça reviendrait au même. Pour ma part, comme pour tout être arpentant la brume, mon honneur est ma seule lumière.

  Olnas marqua un temps d’arrêt et ricana :

  — Parce que lorsque tu es aveuglé, perdu et désorienté, à des jours de marche de toute trace de civilisation et qu’une force maléfique t’attrape la jambe et te tire dans le sable dans un cri déchirant, et bien c’est sûrement la dernière chose qu’il te reste !