Le narval
Beren savourait l’air iodé du soir, tout en flânant sur la longue plage d’Ahyl. Après une dure journée de travail sur l’étude d’une mystérieuse réverbération qui semblait provenir d’au-delà de l’océan, l’érudit laissa ses pensées aller et venir, ne prêtant attention qu’à l’endroit où il allait poser son prochain pas. Sa légère tunique dorée mettait fièrement en avant sa carrure de trentenaire et son regard déterminé luisait dans le crépuscule. Il s’arrêta un moment pour observer le magnifique coucher de soleil au-dessus du Lyfidis, aux reflets étincelants agités par les remous réguliers des vagues qui s’échouaient lentement sur la côte. Tout était si beau dans sa solitude forcée. Il sourit légèrement avant de murmurer dans le souffle des embruns :
— Quels secrets caches-tu, Semiaeram ?
Il reprit sa route, en se promettant de faire demi-tour une fois le soleil complètement englouti par les eaux. Derrière lui, l’imposante cité d’Ahyl faisait bravement face à la mer, à l’extrême pointe méridionale du Meilis. Regroupement des plus grands érudits du Continent, la seconde ville de Persicante était très largement tournée vers les sciences les plus diverses et au plus haut niveau. La fierté de la cité était son imposant observatoire qui avait permis une cartographie des plus précises de la majorité des étoiles visibles.
Bereyn ne connaissait que trop bien cet observatoire, mais, faisant partie de l’équipe de jour, n’avait que rarement pu étudier en détail les constellations qui commençaient en cet instant à scintiller au-dessus de lui.
Il respira une dernière bouffée d’air marin avant de rebrousser chemin. Il nota qu’un étrange rocher qu’il n’avait pas remarqué à l’aller était présent sur le sable. Cela intéressa l’érudit, d’autant que ledit rocher avait une forme plutôt longiligne et semblait renvoyer des reflets bleutés. Bereyn s’en approcha avec curiosité, mais s’arrêta net en découvrant que ce qu’il avait pris pour une rocaille n’en était pas du tout une.
Mesurant presque trois mètres, d’une tête reptilienne ornée d’une grande crête, son corps d’humain aux multiples nuances de bleu avait vu ses membres postérieurs remplacés par une longue queue écailleuse d’où sortaient, à intervalles réguliers, de larges épines dorsales. L’Ondin gisait devant lui en laissant apparaître un flot de sang, provenant de nombreuses blessures, qui s’écoulait jusqu’à la mer.
Bereyn, pétrifié, n’en crut tout d’abord pas ses yeux. Les rares fois où les Ondins venaient à la rencontre des habitants du Continent étaient systématiquement d’un protocole irréprochable. Il n’avait jamais été rapporté d’Ondin échoué sur les côtes de Persicante. Cela n’aida pas le Persican à se décider. Il semblait déjà mort et il ne voulait avoir aucun problème, ni avec le Conseil des érudits ni avec le peuple du Lyfidis. D’un autre côté, il serait très mal vu pour une personne telle que lui d’ignorer le cadavre d’un Ondin, ce qui lui vaudrait aussi des problèmes avec les siens, comme avec le peuple des profondeurs.
Mais un autre événement trancha pour lui, car alors qu’il examinait prudemment les blessures, l’Ondin s’éveilla d’un coup et commença à suffoquer dans un râle assourdissant. Bereyn fit un monumental bond en arrière après avoir manifesté sa stupeur tout aussi bruyamment. L’Ondin peinait à se redresser. Il avait plusieurs entailles dans le dos et sur la queue. Il s’appuya sur le sable et fixa Bereyn, désormais à son plus haut niveau de confusion. Le souffle court, l’Ondin réussit à le supplier :
— Aidez-moi…
Bereyn, encore sous le choc, tenta de se reprendre et s’arma de courage avant de se rapprocher de l’Ondin blessé. Ce dernier avait évidemment besoin de soins, mais l’érudit, bien que jouissant d’une grande carrure pour un Persican, ne pouvait pas porter l’Ondin tout seul.
— Je vais faire mon possible, lui promit-il, mais il faut que l’on retourne dans l’océan. Vous êtes trop lourd pour moi, cependant si vous faites l’effort de vous maintenir à la surface, je pourrai vous tracter.
L’Ondin acquiesça et se mut jusqu’à la mer, non sans manifester sa souffrance. Bereyn l’accompagna et quand le niveau de l’eau lui arriva au niveau de la taille, prit le bras de l’Ondin sur ses épaules et se mit à marcher péniblement le long de la côte. Ahyl commençait à disparaître dans la nuit, mais Bereyn savait qu’il pouvait compter sur les lueurs de cette ville qui ne dort jamais pour lui indiquer la distance qu’il lui fallait encore parcourir.
L’Ondin gémit de plus belle alors qu’il se laissait couler peu à peu.
— Restez avec moi ! encouragea Bereyn qui sentait qu’il n’allait pas tarder à perdre ses sandales dans le Lyfidis.
L’érudit essaya de trouver de quoi le maintenir éveillé et tenta d’en connaître plus sur lui.
— Je me nomme Bereyn, et vous ?
L’Ondin, épuisé par l’effort, réussit à lui murmurer :
— Kayess.
— Kayess, répéta le Persican. Racontez-moi ce qu’il s’est passé. Qu’est-ce qui vous a poussé si proche des côtes et d’où proviennent ces blessures ?
Kayess arqua un nouveau rictus de douleur.
— Je… je suis à la poursuite d’un navire Lathien.
— Vraiment ? Et ce sont eux qui vous ont fait ça ?
— Oui… mais il est difficile de tout vous raconter pour le moment.
— Je sais. Vous avez besoin de soins de toute urgence !
— Attendez ! coupa Kayess. Je souhaiterais vivement que nous ne croisions la route de personne. Je ne suis pas censé entrer en contact avec le Continent.
Bereyn grimaça. Faire pénétrer un Ondin meurtri dans la ville d’Ahyl sans être repéré n’allait pas être une chose aisée, d’autant que cela signifiait qu’il devrait lui-même prodiguer les soins nécessaires.
— Vous m’avez demandé de vous aider. Dans ce cas, il va nous falloir entrer dans la ville jusqu’à mon laboratoire où j’ai tout ce qu’il faut pour vos blessures. Ensuite, vous me raconterez ce qui vous est arrivé.
— Il ne faut absolument pas qu’un autre ahylien nous voie.
— Ne vous en faites pas, Kayess. En tant qu’érudit de l’observatoire, j’ai un accès privé à la cité. Et à cette heure-ci, il ne devrait pas y avoir grand monde. En revanche, il vous faudra vous déplacer sur le sol dur, vous vous en sentez capable ?
Kayess hésita un moment avant de lâcher dans un ultime élan de volonté :
— Oui.
Dans son laboratoire l’érudit était assoupi sur son bureau, éclairé par la fragile lueur d’une petite bougie. La pièce était remplie de parchemins et d’instruments de mesure, ainsi que d’une carte du ciel, accrochée sur un des murs de pierre brune. Un long soupir fit sortir Bereyn de sa somnolence. C’était Kayess qui venait de revenir à lui. L’érudit s’approcha de l’Ondin, étendu sur une couche qu’avait dû improviser le Persican pour pouvoir accueillir le blessé.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il à ce dernier.
Kayess mira son interlocuteur un moment, le transperçant de son regard reptilien profond.
— Je… je ne me souviens plus de ce qui s’est passé après que nous soyons sortis de l’eau.
Bereyn attrapa un chiffon humide et nettoya les plaies fraîchement recousues.
— Et bien, nous avons réussi à atteindre un des accès menant directement à l’observatoire, depuis la plage. La montée des marches ne fut pas chose aisée, mais par chance, nous n’avons croisé la route d’aucun des gardes. Cependant, j’ai dû vous abandonner un petit moment une fois arrivé en haut, afin de m’assurer que la voie était libre et je vous ai amené, ou plutôt traîné jusqu’ici. Je me suis occupé de vos blessures et n’ai pas bougé d’ici.
— Je… je ne sais comment vous remercier, murmura l’Ondin.
— Vous n’avez pas à me remercier. Cependant, pouvez-vous m’en dire plus sur ce qui vous est arrivé ? Vous m’avez parlé des Lathiens, c’est bien ça ?
— Oui.
Kayess se redressa lentement et, tout en examinant ses blessures soignées, raconta son récit à Bereyn.
— Je suis chargé de surveiller une zone du Lyfidis, très fréquentée par les pirates Lathiens. Non que nous nous sentions concernés par les affaires peu conventionnelles que ces derniers traitent sur la terre ferme, mais il est de notre devoir de protéger notre territoire marin, ainsi que ceux qui y vivent.
— Cela va de soi, approuva Bereyn. Mais comment se fait-il que vous parliez si bien notre langage ? Je pensais que seul le Lyfidien faisait partie de votre linguistique.
— Certains d’entre nous ont accès, s’ils le souhaitent, à un apprentissage de quelques autres langues. Beaucoup de vos écrits ont été retranscrits à l’encre d’amdser.
— Le coquillage ?
— Exact. L’encre qu’il sécrète permet une écriture qui ne s’efface pas sous l’eau. Nous avons donc nos propres bibliothèques.
— Comme c’est fascinant. Je passe mes journées à observer le ciel et la terre, mais le monde aquatique doit être tout aussi magnifique.
— Il l’est.
— Mais je vous ai coupé dans votre récit, s’excusa l’érudit. Je vous en prie, continuez.
— Comme je le disais, nos patrouilles sont chargées de surveiller nos frontières, surtout lorsqu’on sait que des braconniers y écument nos mers.
— Le fait que les Lathiens braconnent n’est hélas pas nouveau.
— C’est là le problème. Cela a d’ailleurs failli m’être fatal. Connaissez-vous le narval ?
Bereyn réfléchit un court moment.
— Je ne connais que le nom. J’ai dû y entrevoir sa mention dans un des rares bestiaires que j’ai lus.
— C’est un cétacé, dont les adultes mesurent environ trois fois la taille d’un homme. De plus, ils sont munis d’une dent, évoquant une corne, pouvant atteindre plusieurs mètres.
— Ça y est, cela me revient ! Ils vivent dans les eaux froides de Moraeram, c’est bien ça ?
— Oui, mais chaque année, ils migrent vers la mer Lathoyenne. Ils doivent pour cela descendre jusqu’à la pointe du Continent, après avoir traversé la totalité du Lyfidis.
— Je commence à comprendre. C’est un passage obligé dans des eaux où grouillent les braconniers. Et la migration a lieu en ce moment même, c’est bien ça ?
— Oui.
— Et bien sûr, cela représente une magnifique opportunité pécuniaire pour les Lathiens.
— Exact. Mais sa valeur n’est pas que marchande. En tout cas, pour mon peuple, le narval est vénéré, car signe de bons augures. Chaque année, nous attendons leur passage, un peu comme vous qui surveillez l’arrivée des sternes.
— J’ai en effet la tête plus tournée vers la voûte céleste. Mais qu’en est-il de vos blessures ?
— Alors que je m’apprêtais à rejoindre le reste de ma patrouille, j’ai remarqué la coque d’un navire qui faisait voile droit vers moi. Je suis remonté discrètement à la surface, et ai vu qu’il battait pavillon Lathien. En théorie, nous n’attaquons pas à vue, d’autant que j’étais seul, mais en me rapprochant, j’ai pu apercevoir un filet en train d’être remonté, avec un narval emprisonné à l’intérieur. J’ai sans doute été aveuglé par ma frénésie, car sans réfléchir je me suis lancé dans sa direction. J’ai essayé de couper le filet, mais hélas, il était plus solide qu’il n’y paraissait. Alors, voyant que ce dernier continuait inexorablement à se rapprocher de la surface, j’ai voulu enrayer le mécanisme de montée. C’était également peine perdue et dans ma folie, plutôt que de m’en éloigner pour appeler du renfort où tenter une autre approche, je me suis agrippé au filet. C’est une fois remonté que j’ai sauté sur le pont et ai commencé à attaquer les Lathiens qui contrôlaient les cordages. Je ne pensais pas qu’ils étaient aussi habiles, d’autant que le combat terrestre n’est pas notre fort, mais il était trop tard pour revoir ma stratégie. Alors que mes assauts étaient repoussés par une nette supériorité numérique, le narval venait d’être lâché dans la cale du navire. M’apercevant enfin que je ne pourrais vaincre mes ennemis, harassé et épuisé, je ne pus que me laisser tomber par-dessus bord, après avoir entendu un des marins appeler son capitaine, ce qui est désormais pour moi une précieuse information.
— Quel est-il ?
— Anga.
L’érudit alla scruter l’horizon depuis sa petite fenêtre. Il avait une vue imprenable, depuis les hauteurs de la cité, sur le vaste océan qui s’étendait tout au loin, en une lisse traînée d’encre, tachetée du reflet des étoiles.
— J’ai besoin de vous, implora Kayess.
Bereyn observa l’Ondin avec appréhension, tout en commençant à comprendre où il voulait en venir.
— Vous avez suivi le navire jusqu’à Ahyl…
— Aussi loin que mes forces le purent.
— Seul…
— Je n’ai pas eu le temps de prévenir mes compagnons.
— Et il est en ce moment même dans le port…
— Oui. Les Lathiens vont chercher à revendre le narval le plus rapidement et le plus discrètement possible. Mort ou vivant, cela leur importe peu. S’ils ne trouvent pas vite un acheteur, ils sont parfaitement capables de lui scier simplement la dent et de le relâcher tel quel. Nous en voyons malheureusement de plus en plus ainsi.
— Très bien. Je vais faire prévenir la garde et…
— Non ! coupa l’Ondin. Non, pitié, n’ébruitez pas ceci, je vous en prie.
— Pourquoi donc ? demanda Bereyn étonné.
— C’est… délicat comme situation, expliqua Kayess mal à l’aise. Voyez-vous, mon peuple ne souhaite en aucun cas être redevable à d’autres, c’est ainsi. Ou alors, si une telle décision doit être prise, il serait impensable qu’elle vienne d’un simple patrouilleur. Si on apprend que vos forces armées m’ont aidé, cela risque de provoquer des tensions internes, je vous l’assure.
— Pourquoi devriez-vous nous être redevable ? Nous vous aidons, c’est tout.
— Désolé, mais c’est un précepte auquel nul n’échappe. Je préfère que cela reste entre vous et moi, aussi délicate soit la situation. Vous seul pouvez m’aider.
L’érudit, désormais mal à l’aise, ne savait comment répondre sans paraître offensant.
— Écoutez Kayess, je suis entièrement désolé de ce qui s’est produit et je souhaiterais vraiment vous aider. Mais très honnêtement, êtes-vous prêt à mettre entre les mains d’un simple savant, le destin d’une créature que vous vénérez ? Je ne suis pas un soldat, je n’ai jamais tenu une arme et c’est tout juste si je n’ai pas le mal de mer, alors je ne vois pas comment je pourrais vous être utile.
L’Ondin sourit.
— En effet, mais vous possédez une chose qui pourra tout autant faire son office dans le cas présent.
— Quoi donc ? demanda Bereyn étonné.
— Vos deux jambes.
Cela n’était pas aisé pour Bereyn de marcher sur les quais en ayant l’air de rien tout en examinant chaque navire qu’il croisait. Il savait que Kayess le suivait discrètement dans l’eau trouble du port, mais sa présence était trop lointaine pour qu’elle rassure réellement l’érudit.
Le vieux port d’Ahyl s’étendait sur de longs quais bordant la cité qui, en cette heure tardive, était déserte. Malgré tout, Bereyn, la peur au ventre, savait qu’un détail allait lui être très utile. Ce détail ne se fit justement pas attendre, puisqu’il s’arrêta devant un modeste bâtiment à la coque noircie et abîmée et dont le ponton d’embarquement était curieusement gardé par deux hommes en armure légère. Bereyn déglutit nerveusement et s’avança vers eux.
— Hé, toi ! somma l’un des quidams. Tu n’as rien à faire ici ! Décampe vite !
Bereyn sentit son cœur battre la chamade lorsqu’il remarqua qu’ils étaient armés, l’un d’un long poignard et l’autre d’un sabre.
— Je… commença l’érudit. Je souhaitais simplement avoir un renseignement.
— Tu n’as pas compris ? aboya le second d’une voix alcoolisée. Dégage tout de suite !
Bereyn vit une ombre avancer sans bruit derrière eux. Kayess serpenta jusqu’à leur hauteur, avant de les égorger tout aussi silencieusement avec ses deux coutelas. L’érudit dut faire preuve d’un insoutenable contrôle de soi, s’empêchant de lâcher un cri de surprise, tout en se sentant immédiatement nauséeux.
— Tout va bien ? demanda Kayess en s’approchant de lui.
— Oui… marmonna le Persican tout en respirant profondément, je pense que ça ira. Il me faudra juste éviter de revoir les corps, ainsi qu’une bonne décennie pour ôter cette image de ma tête.
L’Ondin vint à sa hauteur et le regarda avec assurance et compassion.
— Je vous suis très reconnaissant pour ce que vous avez fait. Ce n’est pas encore fini, mais vous m’avez permis de trouver directement le bon navire. Sans vous, je risquais de me faire repérer si je tentais la moindre approche.
— Comment êtes-vous sûrs que c’est le bon ? Il y a peut-être d’autres Lathiens dans le port. Mais au fait, vos victimes le sont-elles effectivement ?
Kayess alla vers les corps sans vie des deux gardes, et déchira le haut de leur tunique, ainsi que le pendentif qu’ils portaient chacun autour du cou, avant de se redresser avec ce qui était en réalité leur Efnyl.
— Ils le sont, déclara l’Ondin en les lui montrant. Enfilez-le, cela pourrait vous être utile.
— Vous… vous avez encore besoin de moi ?
— La plupart des membres de l’équipage doit être à terre, mais comme ils ont toujours le narval dans leur cale, je pense qu’il doit y avoir plus de deux personnes pour garder cette précieuse marchandise.
— Mais comment le savez-vous ? demanda Bereyn en s’attachant l’Efnyl lathien autour du cou.
Kayess jeta le second Efnyl par-dessus bord et, tout en cachant les corps sous des cordages, déclara :
— Je n’exécute pas sommairement un ennemi si je ne suis pas certain qu’il en est un. J’ai entendu le narval de sous l’eau. Il appelait à l’aide.
— Je ne savais pas qu’ils pouvaient communiquer ainsi, tout comme le fait que vous puissiez les comprendre.
— Nos deux mondes auraient tellement à partager, avoua Kayess en louvoyant jusqu’à la porte située sous la passerelle supérieure avant d’y coller l’endroit de son visage qui aurait dû, pour un humain, accueillir une oreille. Mais pour l’heure, nous ne voyons pas beaucoup d’intérêt à initier des échanges réguliers, c’est comme ça.
— Je constate que vous vous êtes rapidement remis de vos blessures.
— Pas vraiment. Je souffre énormément, mais je préfère ne pas y penser. Laissez-moi écouter un instant.
Le souffle court, Kayess tenta de déceler un quelconque indice sonore témoignant d’une présence dans les étages inférieurs. Mais aucun bruit ne vint à lui.
— C’est bon, annonça-t-il. Alors, voilà ce que l’on va faire. Vous allez descendre dans la cale. Si vous croisez un pirate, arborez votre Efnyl en vous faisant passer pour un acheteur intéressé. Avec un peu de chance, vous atteindrez le narval facilement.
— Quoi ? s’exclama Bereyn.
— Si j’ouvre la marche, je vais immédiatement les alerter.
— Non, mais ça ne va pas ? Vous me demandez de m’engouffrer dans un navire lathien, avec pour seule défense un Efnyl volé ? Et de toute manière, je ne pense pas que les Lathiens s’achètent leurs marchandises entre eux !
— Pas de panique. Je serai juste derrière vous. S’il y a le moindre problème, on passe à la seconde solution.
— Et quelle est-elle ?
— La même que pour les deux gardes.
Sentant l’insistance de l’Ondin avide d’en finir au plus vite, l’érudit franchit la porte et commença à descendre le petit escalier en bois. Tout était sombre et silencieux, hormis les clapotis réguliers des vaguelettes contre la coque qui faisaient légèrement tanguer le navire.
Ils traversèrent les quartiers vides de l’équipage, avant d’emprunter un nouvel escalier menant à une des soutes.
— Le narval est juste en dessous, murmura Kayess.
— Qui va là ? tonna une voix en contrebas.
Bereyn prit une grande inspiration pour se donner de l’assurance.
— Je suis Nereb, un négociant ! Je viens me rendre compte par moi-même de la marchandise, puisque l’on m’a dit que vous possédiez une chose rare dans votre navire.
— Approchez !
L’érudit paniqué se tourna vers l’Ondin qui lui fit signe d’obéir. En contrebas, l’escalier faisait place à un sas devant lequel une nouvelle porte fermée s’offrait à eux.
— Qui vous a parlé de la marchandise ? demanda la voix.
— Le Capitaine Anga, annonça fièrement Bereyn.
— Vraiment ? Et comment était-il ?
— Heu… Qui donc ?
L’érudit perdit tous ses moyens, devant cette question dont il n’avait la réponse. Il se tourna de nouveau vers Kayess, voyant sa « seconde solution » devenir de plus en plus évidente.
— Anga ! Comment était-il ? répéta plus fermement la voix.
— Et bien… grand, costaud… et…
— Et ?
Bereyn ferma les yeux, se préparant à ce qui allait arriver. Il sentait Kayess prêt à bondir vers la porte.
À ce moment, cette dernière s’ouvrit brusquement et une femme lourdement équipée les dévisagea, tout en dégainant son sabre.
— Et féminine peut-être ? demanda-t-elle ironiquement.
L’Ondin se jeta sur elle, mais elle esquiva agilement son assaut. Bereyn comprit que c’était elle le capitaine Anga et qu’il ne pouvait rien faire pour la tromper, puisqu’il s’était adressé à celle qu’il était censé avoir rencontrée plus tôt.
L’érudit observa avec effroi Kayess se battre férocement contre la capitaine lathienne, dans une soute dont le centre avait été suffisamment renfoncé pour accueillir un grand narval, entièrement immergé, mais immobilisé par des cordages. Il possédait toujours sa longue dent, mais elle avait également été attachée, sans doute pour éviter de blesser les pirates lors des manipulations.
Les tintements résonnaient dans la soute et Bereyn se demanda si cela n’allait pas attirer l’attention des équipages alentour, voire ceux des autres Lathiens. Voyant que la capitaine Anga était occupée à affronter Kayess, l’érudit prit son courage à deux mains, s’élança dans la cale et s’affaira à défaire les nœuds retenant le narval prisonnier.
— Stupides écailleux ! maudit Anga tout en assénant de puissants coups à son adversaire déjà blessé. La première fois ne t’a pas suffi ?
Bereyn, quant à lui, réussit rapidement à dénouer les liens, mais les mouvements de semi-liberté du narval alertèrent Anga qui fixa avec noirceur l’érudit, avant de se jeter sur lui. Ce dernier évita de justesse un coup, mais cela lui valut de chuter dans l’eau contenant le narval. Légèrement sonné, Bereyn commença à nager vers la surface, mais aperçut, dans un autre petit renfoncement latéral, un levier. Il réussit à l’atteindre et, dans un ultime effort, l’attrapa et le tira vers lui. Immédiatement, il se vit happer vers le haut, et comprit qu’il venait d’ouvrir la soute. L’eau commençait à s’engouffrer dans le navire. Il s’accrocha au levier, mais sentit que ses forces l’abandonnaient. La soute était désormais entièrement ouverte et le narval se glissa lentement hors de sa prison de bois. Ce fut la dernière image qu’il eut avant de s’évanouir.
Le ciel ambré annonçait l’aube proche et les ultimes étoiles scintillaient faiblement. Lorsqu’il revint à lui, Bereyn redécouvrit peu à peu ce paysage familier, car c’était là où il avait trouvé Kayess blessé. Désormais, les rôles avaient été inversés, puisque c’est lui qui se réveillait à présent sur la plage. L’érudit était adossé contre un rocher, un peu plus loin de la mer, mais proche de la cité. Sa gorge lui faisait affreusement mal et avait un goût persistant de sel. Il regarda autour de lui, mais ne vit personne aux alentours, pas même Kayess. Inquiet, Bereyn se redressa lentement et songea à l’instant à un scénario tragique. Si l’Ondin n’avait pas survécu à son combat contre Anga, l’érudit pouvait-il avoir été déposé ici par les courants et la marée ? Impossible selon lui, mais le doute persistait, car il n’y avait pas de traces sur la plage qui auraient pu être laissées par Kayess. Mais en se penchant, Bereyn découvrit devant lui un petit coquillage entièrement fait d’or. Il comprit immédiatement que l’Ondin l’avait sauvé, mais n’avait pu rester à ses côtés, de crainte d’être repéré par les pêcheurs matinaux.
Une vieille légende racontait que les Ondins évitaient les contacts avec les autres civilisations en partie parce qu’ils avaient horreur des adieux ; cette situation ne put que confirmer à Bereyn ce qu’elle disait. Il ramassa le coquillage scintillant et longea la plage vers Ahyl, d’abord titubant, puis normalement, avec l’irrésistible espoir de revoir dans le futur, son compagnon d’un jour.
« Désormais, songea-t-il, je scruterai autant les océans que le ciel. Qui sait, peut-être qu’il y a beaucoup à découvrir tant sous qu’au-dessus du Continent… »