L’éclaireur
Le bruit d’une corne réveilla Eoren, étendu sur son lit de camp et abrité sous une petite tente de toile écrue délavée. Il fixa un moment le tissu à moitié rafistolé par de grossières coutures puis se leva et s’empressa de revêtir son uniforme brun qui était son seul habit depuis le début de la campagne, deux décades auparavant. L’Humain salua son compagnon dénommé Jost, qui reniflait avec amertume ses effets odorants.
— ‘Faut vraiment qu’on les lave, remarqua-t-il.
— Plutôt qu’on les brûle et qu’ils les changent, rectifia Eoren.
À cet instant, une tête surgit de l’ouverture de la tente. C’était Nymar, le supérieur d’Eoren et de Jost.
— Sâthor, les gars. Je dois vous avertir que les dernières informations ne sont pas bonnes. Les Hyriens ont progressé à l’est du Tinolas et un groupe de reconnaissance a même été aperçu à la pointe du Deseris. Nous n’avons plus de nouvelles du sergent Feid et de ses hommes et l’escouade de Draney a presque entièrement été décimée. Alors, ne vous attendez pas à ce qu’on vous renvoie chez vous dans les jours à venir !
— Merci Caporal de nous avoir permis de commencer la journée sous le signe de la bonne humeur et des augures favorables, ironisa Jost en bouclant sa ceinture.
— De rien. Je terminerai par un ordre directement reçu du colonel. Il veut te voir dans sa tente, Eoren, immédiatement après la revue.
— Quoi ?
— Ah, non, ne commence pas avec des questions inutiles, je ne fais que te transmettre les directives de l’état-major.
— ‘Tendez, chef ! intervint Jost. Il ne va pas y aller dans cet accoutrement, quand même ?
Nymar réfléchit quelques secondes, tout en constatant l’état lamentable de ses hommes.
— Tu iras comme ça. Si ça leur pose un problème, tu as moyen de gagner un nouvel uniforme flambant neuf. Espérons que l’odeur soit suffisamment convaincante.
— Hé ! Je peux lui vider le pot de chambre sur la tête aussi ! s’exclama Jost.
— Fais ça, et je te fais bouffer tes fringues ! avertit Eoren avant de donner une bonne claque dans le dos de son ami.
Tous deux sortirent et se retrouvèrent dans la brume matinale d’un campement militaire installé quelque part au nord-est du Menilis. Des centaines de soldats se postèrent en rang, au garde-à-vous, devant la longue allée de tentes. Quelques minutes plus tard, un groupe d’hommes arriva face à eux. Tous portaient une armure légère, étincelante dans l’aube brumeuse. L’un d’eux s’avança et commença à parler à ses troupes :
— Soldats ! Comme vous le savez, le temps du dénouement de cette guerre approche à grands pas ! Les Hyriens sont de plus en plus nombreux, mais nous ne pouvons leur laisser le loisir de circuler librement sur nos terres. Avant la prochaine décade, je vous promets une ultime marche contre l’armée de l’Archipel ! Le moment où l’ennemi sera à jamais repoussé est pour bientôt !
Le discours se termina par une ovation de l’armée, hurlant et tapant leur arme contre leur bouclier ou leur armure.
Après cette rapide galvanisation, Eoren avala quelques biscuits proposés par son ami, puis se dirigea vers l’imposante tente rouge et jaune de l’état-major. Il sentit sa gorge se serrer, car une convocation de ses supérieurs ne pouvait que signifier quelque chose de la plus haute importance et il appréhendait donc beaucoup ce qui l’attendait. Lorsqu’il arriva à l’entrée, il salua les gardes tout en déclinant son identité.
— Eoren, du groupement des éclaireurs de Nymar.
Les gardes lui renvoyèrent le salut, puis il pénétra à l’intérieur du pavillon. Une odeur d’encens lui agressa les narines, mais il se contrôla tant bien que mal pour ne pas éternuer. À l’intérieur, il découvrit une grande table en bois, sur laquelle s’amoncelaient des centaines de parchemins et de cartes. Une dizaine d’Humains et de Nains répartis tout autour discutaient sur les tactiques à adopter et les autres décisions relatives à la campagne militaire. L’un d’eux s’avança vers Eoren avec un ton cérémonial et sérieux. Il s’agissait de celui qui avait fait son discours, lors de la revue du matin. C’était le profil type du quinquagénaire vétéran, dont l’épaisse barbe blanche formait une masse rugueuse sur toute la partie inférieure de son visage.
— Colonel Selian, déclara Eoren en s’inclinant.
— Éclaireur Eoren, renvoya le colonel d’une voix grave. Je vois que le caporal Nymar n’a pas tardé à transmettre l’ordre. Suivez-moi.
Selian se dirigea vers son bureau, Eoren lui emboitant le pas. Le colonel s’assit sur une chaise et examina une des cartes posées sur la table.
— Soldat, je n’irai pas par quatre chemins. Les circonstances de la guerre font que nous devons faire face à des imprévus. Et certains de ces imprévus m’obligent à prendre les mesures qui conviennent. Par conséquent, j’ai une mission pour vous.
— Qu’attendez-vous de notre escouade ? demanda Eoren.
— De votre escouade ? Rien du tout pour le moment. Il s’agit d’une opération que vous effectuerez seul.
— Seul ?
— Oui, confirma le colonel. Vous êtes le meilleur éclaireur de votre groupe et le plus habile pour l’infiltration et la recherche de renseignements.
Eoren garda le silence, très surpris par cette annonce. En effet, il avait été formé avec l’élite des éclaireurs, mais toutes leurs missions, en entraînement ou non, avaient été effectuées en groupe. C’était donc une première pour Eoren qui pensait que le colonel lui faisait une mauvaise blague. Mais Selian, tout comme chacun des gradés présents sous la tente, ne semblait pas du tout plaisanter.
— Je n’ai aucun doute quant à vos capacités, reprit son supérieur, d’autant que cela représentera pour vous, non seulement une mission de routine, mais qui plus est, la dernière de cette campagne si vous la menez à bien.
Eoren fut surpris par ces propos.
— Vraiment ? Vous voulez dire qu’après ça…
— Vous retournerez chez vous, oui. Je lèverai votre service et vous aurez droit à toute ma reconnaissance, ainsi que la solde qui convient. De plus, si les renseignements que vous me rapporterez nous permettent de gagner cette guerre, vous en serez d’autant plus récompensé.
Eoren se retint pour ne pas déclarer à son supérieur qu’il le surestimait, mais à voir le regard décidé de Selian, il comprit qu’il était hors de question d’essayer de parlementer.
— Que dois-je faire ? finit-il par lâcher.
Selian s’approcha de la table et examina plus en détail une partie de sa carte qui montrait les rives du Tinolas et du Menilis, ainsi que de nombreuses croix qui y étaient dessinées.
— Voilà, présenta-t-il en tournant le parchemin vers Eoren. Ce sont tous les débarquements hyriens observés, disséminés le long de la côte, avec des effectifs très hétérogènes en fonction des endroits. Or, nous pouvons être sûrs que ce ne sont que les prémices d’une arrivée bien plus massive et qui ne devrait plus tarder. Ces installations éphémères ne sont rien d’autre que des leurres pour brouiller les pistes afin que nous ne sachions plus sur quel endroit nous focaliser. Mais les choses ont changé. Le premier campement permanent hyrien a été observé ici, tout au sud du Tinolas. Nous pensons donc que c’est à cet endroit, qu’aura lieu le débarquement final de l’armée ennemie. Votre mission est la suivante : infiltrer le campement et trouver des éléments qui peuvent confirmer ou réfuter l’hypothèse de ce lieu comme point de ralliement de leur flotte. Si c’est le cas, nous serons en mesure de les intercepter dès l’instant où ils poseront le pied sur le sable du Royaume. Avez-vous des questions ?
Eoren examina attentivement la carte, ainsi que la zone où il devait agir.
— C’est une région dunaire, balayée par les vents de la côte. S’ils sont installés à proximité du rivage, cela va être difficile d’approcher sans me retrouver un moment à découvert. En revanche, s’ils se sont légèrement enfoncés dans les terres, cela devrait être plus aisé. Quand dois-je partir ?
— Dès maintenant, ordonna le colonel en lui tendant une minuscule fiole contenant un liquide bleuté.
Eoren se pétrifia.
— C’est une mission Atae…
— C’est exact.
Les missions Atae ou missions bleues, évoquant la couleur du liquide contenu dans la fiole, connaissaient simplement deux dénouements, à savoir la réussite ou la mort de ceux qui les menaient. Ces derniers se faisaient remettre cette fameuse fiole qui contenait un poison à base de Veuve des prés, qui provoquait une mort rapide et sans douleur. En effet, s’ils venaient à se faire capturer, les soldats devaient ingérer son contenu, afin de ne pas subir la torture ennemie pouvant entraîner la révélation d’informations. Peu d’hommes se voyaient attribuer ce type de mission, d’autant que ces dernières étaient généralement tenues secrètes, connues seulement au sein de l’état-major.
Eoren se doutait bien qu’une proposition aussi alléchante qu’était la fin de son service avant que la guerre ne se termine cachait évidemment une mission bleue. Il attrapa fébrilement la fiole et la glissa dans son escarcelle.
— Bonne chance, mon garçon, murmura le colonel.
— Merci, répondit faiblement Eoren en saluant l’ensemble de l’état-major qui ne semblait pas avoir réellement fait attention à leur échange.
L’éclaireur se dirigea lentement vers la sortie, se préparant mentalement à ce qui l’attendait, sur les rivages du Tinolas.
— Et allez donc chercher une nouvelle tenue, lança le colonel dans son dos. Il serait dommage que vous vous fassiez repérer à l’odeur !
Eoren rampa prudemment entre les plants rugueux de joncs, sur le sable humide des dunes du Tinolas. Il avait attendu toute la journée pour se rapprocher du campement hyrien qui, à son grand désespoir, était complètement à découvert, étendu le long de la plage balayée par les embruns de la marée. L’Humain ne pouvait désormais que compter sur sa discrétion, à laquelle s’ajoutait cette nuit de morte-lune, favorable pour une mission nocturne. Il examina attentivement la disposition des tentes, dans le but de trouver celle qui pourrait contenir les précieuses informations. Plus d’une cinquantaine étaient plantées dans le sable, toutes aussi identiques les unes que les autres. Il observa également le nombre de gardes de faction, ainsi que leur cheminement lors des rondes. Comme il s’y attendait, ces dernières se révélèrent être aléatoires, rendant impossible toute anticipation. Il pouvait certainement attirer l’un d’entre eux, le prendre en embuscade et le neutraliser avant d’usurper ses habits, mais il risquait de se faire rapidement repérer, car il y avait un caractère physique, propre aux Hyriens, que nulle autre race ne possédait. La pupille de leurs yeux était dilatée à la verticale, comme celle des vipères, ce qui leur donnait un visage sévère et perçant. De plus, leur regard brillait légèrement dans la nuit. À ce trait spécifique, s’ajoutait également la capacité de mieux voir dans l’obscurité, ce qui expliquait la quasi-absence de feux dans le camp.
L’Humain demeura ainsi pendant une bonne heure, à rechercher la moindre faille, mais il ne pouvait rien décider de là où il était. Il commença à s’approcher doucement du campement, toujours en restant à couvert, et put entrevoir à la lueur d’une des rares torches, un Hyrien portant une lourde armure. Eoren en déduit qu’il possédait la carrure d’un officier, voire du commandant de l’escouade. Son hypothèse se confirma lorsqu’il donna un ordre à deux de ses subordonnées, avant de s’en retourner dans l’une des tentes. L’éclaireur la repéra puis décida de la suite de son plan, qui devait le mener juste à côté de ladite tente.
Il n’eut pas même le temps de parfaire son approche, qu’une flèche vint se planter dans le sable, à quelques centimètres de son oreille. À peine se retourna-t-il qu’un Hyrien armé d’une lance se jeta violement sur lui. Eoren évita le coup de justesse et fit un bond en arrière tout en se redressant. Il dégaina son épée et put ainsi faire face à son adversaire tout en constatant que c’était également lui le tireur puisqu’il venait de laisser tomber son arc par terre. L’Hyrien le fixait, de ses yeux de braise, les lèvres retroussées, prêt à bondir sur lui. L’assaut fut si violent qu’Eoren eut beaucoup de mal à parer son adversaire, qui tentait de perforer les zones vulnérables de son armure de cuir. Cela l’empêchait également d’attaquer, puisqu’il était hors de portée de son ennemi. L’éclaireur savait qu’il devait vite en finir, car même si son adversaire n’avait curieusement pas donné l’alerte, les bruits du combat pouvaient aisément atteindre le campement. Un moment d’inattention fut favorable à l’Hyrien, puisqu’il enchaîna une combinaison rapide de coups précis, faisant chuter lourdement Eoren, déséquilibré par ses parades salutaires. L’Hyrien se rapprocha, mais il en profita pour lui balancer une poignée de sable dans les yeux. Cette diversion permit à l’Humain de se relever, et de plaquer son adversaire au sol. L’Hyrien, désarmé et vulnérable, était à présent à sa merci. Il lui renvoya un regard glaçant, faisant hésiter Eoren qui s’apprêtait à l’achever. Durant une fraction de seconde, il ressentit comme une once d’amertume, celle qui saisit les hommes avant qu’ils ôtent une vie. D’habitude, il s’arrangeait pour seulement assommer ou neutraliser ses ennemis par tout autre moyen. L’exécution sommaire était rarement la solution qu’il prônait, même si elle faisait partie de ses compétences. Eoren baissa lentement sa garde, tenant fermement le cou de l’archer dans la main gauche. La dernière image que vit l’Humain, avant de se faire assommer par un second Hyrien arrivé par derrière, était le regard franc de son adversaire à terre, qui le fixait sans cligner des yeux.
Une gerbe d’eau glaciale réveilla Eoren qui suffoqua tout en tentant de reprendre ses esprits. L’éclaireur mit un long moment avant de comprendre ce qui lui arrivait. Il était attaché par les mains, ces dernières suspendues au-dessus de lui par une corde fixée au sommet du piquet central d’une tente hyrienne. Sa tête lui faisait affreusement mal et il sentit une plaie sanglante au niveau de sa tempe gauche. Il finit par dévisager la personne qui venait de lui jeter l’eau. Un Hyrien se tenait seul, face à lui, le fixant de son regard ambré. Il ne ressemblait pas à celui qu’il avait affronté auparavant, et avait plus la carrure de l’Hyrien en armure repéré lors de sa phase d’observation. Cependant, il portait une simple brigandine brune et avait troqué son seau d’eau pour une baguette de fer chauffée à blanc. Eoren sentit la panique l’envahir, et comprit qu’il allait être torturé par ses ravisseurs. Il songea à la fiole de poison, sans doute toujours cachée dans un rembourrage de sa veste. Malheureusement, il ne pouvait y avoir accès, car le moindre mouvement de ses bras resserrait les liens autour de ses poignets, lui lacérant les chairs. L’éclaireur grimaça, sentant l’odeur du fer chauffé à blanc que l’Hyrien approchait doucement de son visage. Eoren était trop entravé pour tenter quoi que ce soit. L’Hyrien s’arrêta à quelques centimètres de ses yeux, suffisamment prêt pour faire ressentir une intense brûlure. L’Humain retint sa respiration et se mordit la lèvre jusqu’au sang, priant pour que le supplice cesse. Au bout d’une minute, l’Hyrien écarta la baguette et la replongea dans un brasero.
— Kù ! tonna-t-il.
C’était la façon la plus immonde pour les Hyriens de s’adresser à un ennemi.
— Un seul, ici ? Pour toute l’armée du Royaume ? J’espère que vous plaisantez !
Puis il éclata de rire, avant de poursuivre :
— Je sais pertinemment ce qu’on t’a demandé de faire. Et je suis ravi de voir que vos commandants sont préoccupés par la situation. Ils ne savent pas exactement où et quand débarquera notre flotte principale ! La diversion fonctionne à merveille !
Il se rapprocha d’Eoren, qui tenta de ne pas céder à la panique.
— Et ce n’est pas tout, continua l’Hyrien. Vous et vos sales petits groupes de reconnaissance allez tous périr ! Il y a tellement de campements sur la côte que vous ne savez plus où donner de la tête ! Et c’est cela, notre véritable force.
L’éclaireur resta silencieux.
— Donc, comme nous ne sommes pas des sauvages, je vais te laisser le choix. Ou bien tu réponds à mes questions et tu meurs sans douleur…
L’Humain fut pétrifié en voyant son bourreau se saisir d’une petite fiole bleue avant de la jeter dans le brasero. Ils avaient trouvé le poison, mais il ne mourrait pas par son ingestion.
— … ou bien tu restes muet, et je te donne une mort à petit feu, pour ainsi dire. Tu as pu avoir un avant-goût de ce qui t’attendait. Désormais, le choix est tien. Donc, je commence : combien d’hommes compte votre armée ?
Eoren, qui n’en avait pas la moindre idée, serra la mâchoire, se préparant à son supplice. Il connaissait la règle des missions Atae. La réussite ou la mort. Il avait échoué, il savait que l’issue ne pouvait que lui être fatale, et dans son cas, terriblement douloureuse.
— Neuf, répondit-il.
— Neuf ? Comment ça ? Neuf cents ? Neuf mille ?
Eoren rassembla ses dernières forces pour bien articuler sa réponse.
— Non. Juste neuf. Moi et mes huit poux !
L’Hyrien éclata de colère en saisissant la barre métallique :
— Osasek raki nis tel ok Uryre !
« Tu mourras par le feu d’Hyre »
Les deux silhouettes avançaient lentement le long de la plage. L’une d’elles tenait dans ses mains une longue dague, tandis que la seconde, les poings liés dans son dos, peinait à mettre un pied devant l’autre. Elle était à moitié recourbée sur elle-même, le souffle court, lâchant une plainte de douleur à chaque pas. Eoren sentait le sable rugueux lui tenailler ses brûlures. Son corps était entièrement recouvert d’entailles, de contusions et de cicatrices. Son implacable entraînement avait eu raison de la patience de l’Hyrien, car il ne leur avait fourni aucune information. Malheureusement, il en avait pâti, si bien que, ne supportant plus ses cris de douleurs, et préférant ne pas avoir à se salir plus les mains, son bourreau avait ordonné à un de ses soldats de l’emmener loin du campement et de l’exécuter sommairement. Eoren avait accueilli cette annonce avec une joie immense, sachant sa libération proche. Il avait échoué, mais pouvait quand même mourir heureux, car il avait fait don de sa vie pour l’honneur du Royaume.
— Allez, ça suffit, on s’arrête là ! tonna l’Hyrien.
N’en pouvant plus, Eoren s’affala sur les genoux et fixa au loin, par-delà les dunes, l’aurore qui annonçait son arrivée en perçant la voûte céleste, de sa lueur rosée. Il sentit la lame de l’Hyrien, posée contre sa nuque ensanglantée. Il ferma les yeux et prit une dernière inspiration en tant que vivant.
L’éclaireur sourit intérieurement. Il repensa à sa famille, restée à Sehmar-Mora, à son compagnon Jost qui l’attendait, prêt à fêter son retour, et à tous ses camarades qui s’étaient battus et avaient péri à ses côtés. Il allait enfin les rejoindre.
Une bourrasque le frôla, et il aperçut la lame fuser à côté de lui, et aller directement se planter dans le sable. Il sursauta en entendant l’Hyrien derrière lui, hurler dans ses oreilles.
— Tu as cru que nous n’avions pas d’honneur ? Hein ? Maintenant, nous voilà quittes !
— Quoi ?
Eoren se retourna. Il reconnut l’archer qu’il avait affronté en s’approchant du camp. Ses yeux couleur sang le rendaient vraiment troublant, au point que l’éclaireur ne sut quoi faire. Le remercier ou lui ordonner d’en finir ? Le soldat de l’Archipel le saisit alors par la gorge, exactement comme il l’avait fait auparavant, inversant désormais les rôles.
— Pourquoi as-tu hésité ? Pourquoi ne m’as-tu pas achevé ? Au moins, tu serais mort en emportant avec toi un de tes ennemis !
— Toi…
— Voilà ce que je vais faire. Je vais te laisser en vie pour que tu souffres ! Oui, tu vas souffrir de tes blessures, mais surtout de ton échec. Je veux que tu ressasses ton erreur de ne pas avoir su achever ton adversaire à temps, que tu sois déshonoré par le fait qu’un Hyrien t’ait rendu la pareille. Ton moment de faiblesse deviendra ton pire fléau, alors que moi, j’aurais simplement épargné ta vie, car tu en as fait de même. Maintenant, pars vite, avant que je ne change d’avis !
L’Hyrien relâcha son étau. Eoren suffoqua, meurtri par ses blessures. Il commença alors à comprendre les dires de son interlocuteur. Comment allait-il justifier son échec auprès de ses supérieurs ? Encore fallait-il qu’il puisse arriver vivant jusqu’à eux.
— Merci, lâcha-t-il simplement.
— Ne me remercie pas ! tonna l’Hyrien avant de récupérer sa lame et de lui trancher les liens.
— Quel est ton nom ?
Après une hésitation, l’Hyrien lança :
— Erkis !
— Si nous nous recroisons, Erkis, je saurai m’acquitter de ta clémence.
— Ne dit plus un mot, car je te jure que dans mon cas, je ne serai pas aussi magnanime si nous nous affrontons de nouveau. Va-t’en !
Eoren fixa une dernière fois l’Hyrien, puis s’en retourna lentement vers les dunes, espérant tomber rapidement sur un campement ou une caravane du Royaume. Il songea à la guerre et à ses situations aussi ambiguës qu’inattendues et dont il venait de subir la douloureuse expérience.
Quelques jours plus tard, un convoi de ravitaillement militaire récupéra le corps inanimé d’un éclaireur du Royaume. Il était très faible, couvert de brûlures, mais encore en vie. À peine fut-il en mesure de prononcer un mot qu’il s’empressa de murmurer à son soigneur :
— Pas de débarquement… L’armée est déjà là…